La sortie du clip « Formation », que L’Afro avait décrypté ici, vidéo où Beyoncé s’affirme noire et fière de l’être, fait encore couler beaucoup d’encre. Nous avons le sentiment que la discussion ne fait que débuter et nous accueillons volontiers les textes qui souhaitent y participer.
Nous publions aujourd’hui un texte adressé et traduit de l’anglais américain par la chercheuse Bérénice Schramm, signé par l’écrivain, enseignant et militant américain RadFag, qui publie notamment des articles chez Salon ou Huffpost Black Voices. Nous ne partageons pas -du tout- toutes ses affirmations, mais trouvons sa lecture du clip, qui ne s’inscrit pas dans la démarche journalistique que nous privilégions pour nos articles mais pas pour les tribunes et éditos que nous publions ici, intéressante.
Nous espérons qu’elle suscitera votre intérêt.
Ma réponse (apparemment) obligatoire à « Formation » : petite liste.
Iinitialement publié sur RadFag le 10 février 2016 http://radfag.com/2016/02/10/my-apparently-obligatory-response-to-formation-in-list-
form/
Traduction : Bérénice K. Schramm
1. J’ai volontairement évité de dire quoique ce soit au sujet de la nouvelle chanson et vidéo de Beyoncé. Je ne pense pas qu’elles soient intéressantes, importantes ou qu’elles méritent que je les commente. Que, depuis leur sortie, on se soit attendu – voire même, à certains moments, qu’on m’ait cru obligé – d’y répondre parce que je suis une personne noire et queer est insultant et rageant.
2. Big Freedia* est une grande artiste, une pionnière. Son travail a été utilisé dans ce projet, [elle chante sur le titre] mais n’a été qu’à peine citée et elle n’y apparaît jamais elle-même [dans la vidéo]. L’apport des femmes trans noires à la culture populaire est la plupart du temps sous-estimé ; pendant ce temps, elles continuent, dans un silence presque absolu, de faire l’objet de violences inimaginables. Reprendre leur style dans un but purement esthétique sans inclure leurs visages n’a rien de révolutionnaire. Ce n’est même pas original.
3. D’autres grandes voix queer du Sud états-unien l’ont relevé avant moi cette semaine : l’ouragan Katrina n’est pas un décor sexy. C’est un moment de l’histoire des Etats-Unis au cours duquel le pays entier a regardé une ville de noir.e.s pauvres se noyer sans rien faire pour les aider. Tout aussi sinistrement que la mi-temps du Superbowl, c’est une nouvelle démonstration de la capacité de notre nation à confondre la consommation passive de la lutte noire avec la participation active à la lutte noire.
4. Lorsque des personnes hétéro et cis (1) disent « slay » (2), cela me fait autant d’effet que des blanc.he.s disant « trill » (3) et « fleek » (4).
5. Bill Gates n’est pas seulement un homme blanc et riche. C’est un des plus puissants promoteurs du capitalisme néolibéral. Sa fondation a financé de nombreux projets qui ont mis à mal les syndicats, l’éducation abordable et publique. Sa richesse a contribué à privatiser et gentrifier les communautés noires dans tout le pays. Chanter ses louanges est au mieux indélicat, au pire glauque.
6. La réappropriation du génie trans et queer par les personnes hétéro et cis est une réalité. En tant que Noir queer moi-même, je me sens trahi par les noir.e.s hétéro et cis qui se réjouissent de cette vidéo au lieu de défendre l’art et la culture queer contre les ravages du capitalisme entrepreneurial.
7. En s’entourant de danseuses en pseudo-tenues Black Panthers, Beyoncé a très cavalièrement utilisé, voire même instrumentalisé, une mouvance aujourd’hui démodée. C’est une insulte à nos ancêtres, et le signe de son incapacité à saisir le visage actuel du Black Power.
8. On attend encore la démission du maire raciste de Chicago. Les habitants de Flint continuent de payer pour une eau empoisonnée et font face à des forces de police de moins en moins sous contrôle. Le policier qui a abattu Quintonio LeGrier vient de lancer une procédure contre la famille de la victime en raison du stress émotionnel qu’il dit avoir subi. Chaque nouvel article rédigé au sujet d’une chanson – dont celle-ci – ne fait que détourner l’énergie et l’attention du travail exigeant qu’est la lutte pour la chute des structures oppressives, et ajoute à notre complaisance à leur égard.
9. La misogynie et le racisme sont des réalités. Beyoncé les subit. Elle survivra. Elle a des gardes du corps, se déplace à l’aide de transports privés et est très riche. Elle n’a pas besoin que nous la défendions. On a en revanche besoin de se défendre les un.e.s les autres.
10. Célébrer et distraire sont deux choses différentes. Il est crucial que l’on s’accorde le temps d’une pause dans nos quotidiens difficiles afin de se réjouir, se faire du bien et s’aimer tou.te.s ensemble. On se fait du tort à nous-mêmes lorsqu’on investit notre argent dans des fantasmes capitalistes et que l’on confond ces derniers avec les luttes que l’on doit mener.
11. La raison pour laquelle on a vu des images des danseuses brandissant une pancarte en hommage à Mario Woods c’est parce que les militant.e.s de Black Lives Matter ont pénétré sur la pelouse et leur ont fait passer la pancarte. Ce qui s’approchait le plus d’un vrai acte de solidarité n’a été rendu possible que parce que des militants locaux, et non pas Beyoncé, ont réussi à infiltrer le Super Bowl.
12. Celleux, non-noires, qui applaudissent à la privatisation du Black Power ne se rendent peut-être pas compte de l’urgence du moment, du besoin qu’on a de rester vigilant.e.s face à la dilution de notre mouvement, et de l’impact que cela pourrait avoir sur les communautés Noires si nos efforts étaient mis à bas.
13. Cela fait longtemps que les célébrités noires promeuvent la lutte pour les noir.e.s. Lorsqu’on pense à Eartha Kitt, Muhammad Ali ou Lena Horne, on se rappellent de leur carrière d’athlète ou de star de cinéma. Pourtant, elleux ont utilisé leur statut de célébrité afin de défier publiquement l’état [américain] et se battre pour les communautés noires, parfois à leurs risques et périls, ou au détriment de leurs carrières. Beyoncé capitalisant sur la publicité d’un spectacle de mi-temps sportive n’a rien à voir avec elleux.
14. Un peu moins d’une semaine avant la parution de « Formation », Beyoncé apparaissait dans un clip ouvertement raciste. Oui, le racisme anti-Noir est un vrai problème dans les communautés indiennes. Il en est de même pour l’orientalisme dans les communautés noires. Quelque complexe que soit l’interaction des deux, le résultat n’en demeure pas moins une manière de traiter la culture et les peuples d’Asie du Sud qui est irresponsable. Et la cause n’est ni nouvelle ni défendable.
15. Le Super Bowl – comme tout grand événement capitaliste – déloge les pauvres, et mène à un déploiement accrû des forces de l’ordre. Cette année, des groupes de sans-abris de San Francisco ont manifesté contre le Super Bowl. Des militants noir.e.s queer qui avaient bloqué le Pont San Francisco à Oakland en janvier avaient mis en avant la nécessité de rendre difficile la tenue de ce spectacle au vu des revenus qu’ils génèrent pour la ville. Un vrai promoteur du Black Power aurait refusé de se produire, ou aurait aidé à faire annuler l’événement, ou encore aurait mis en avant les demandes des communautés concernées. Au lieu de cela, et j’en suis presque sûr, Beyoncé a été invitée en grande partie pour dissuader les manifestations que craignaient les autorités de la ville.
16. Beyoncé est claire de peau, mince, cis ; elle est entourée d’une armée de maquilleur-se.s, coachs sportifs et photographes professionnel.le.s. Son équipe a déjà utilisé sa capacité à passer pour blanche afin de redorer son image, et les paroles de « Formation » regorgent de références « coloristes » problématiques. Vous n’avez pas besoin qu’elle vous dise d’aimer votre nez.
17. Beyoncé finaliserait une négociation pour chanter à Tel Aviv, alors que de plus en plus de musicien.ne.s, comédien.ne.s et écrivain.ne.s noir.e.s refusent de se produire en Israël par solidarité avec le peuple palestinien. Le fait qu’elle puisse s’y produire n’est absolument pas en contradiction avec son passé politique, y compris sa participation au Super Bowl. Cela ne devrait surprendre personne.
18. Si j’ai appris une chose cette semaine, c’est bien que l’on rêve de se voir au pouvoir. On meurt d’envie de célébrer une telle vision – même lorsqu’on sait que ce n’est qu’un subterfuge, un hologramme. Notre faim de pouvoir, aussi forte et justifiée soit-elle, ne fait pas des chanteurs et chanteuses pop des révolutionnaires. Ce que cette faim nous fait trouver dans les produits des médias capitalistes ne sert pas à renforcer le pouvoir de nos communautés.
19. Cette propagande culturelle pop n’a absolument rien à voir avec le fait qu’un.e artiste mûrisse politiquement étant donné que Beyoncé n’est pas une vraie artiste. Ce sont les entreprises qui trouvent de nouvelles manières de faire du profit à partir d’un mouvement populaire. C’est un affront fait aux mouvements noirs, et une caricature insultante de notre histoire.
20. L’état a à sa disposition de nombreux outils pour briser un mouvement. Les communiqués tout faits ou l’infiltration sont parmi les principaux. Si on permet aux entreprises de prendre le contrôle de nos mouvements, si on attend que la télévision nous informe de nos succès, on abandonne notre pouvoir sans même nous battre vraiment. On le cède à celleux-là mêmes qui essaient de le détruire.
21. Beyoncé est une marque. Beyoncé est un produit. Beyoncé est une production. Beyoncé est une distraction. Beyoncé est une ruse. Beyoncé n’existe pas en réalité.
22. Ce n’est pas elle mais vous qui êtes les visionnaires Noir-e-s, les bourgeons en puissance de la révolution.
*Considérée comme étant la reine de la bounce, genre de hip-hop né en Nouvelle-Orléans, Big Freedia anime également l’une des émissions les plus regardées sur Fuse. La diva, présente aux côtés de Beyoncé et de sa soeur Solange pour les 60 ans de leur mère Tina Knowles, a avoué être ravie d’avoir travaillé avec Beyoncé, qu’elle a rejoint en studio pour poser sur « Formation ». Décidément plébiscitée par les artistes mainstream, Big Freedia a été aussi samplée sur « Pep Rally » le titre de Missy Elliott sorti aussi lors de la finale du Super Bowl.
Petit lexique
(1)cis : diminutif de cisgenre, un type d’identité de genre où la perception du genre de la personne par elle-même correspond au sexe qui lui a été attribué à la naissance
(2) « ça tue », selon l’une des expressions consacrées dans la culture gaie
(3) contraction de real et true, pour renforcer le fait d’être « authentique », « vrai »
(4) »au top », slang issu de la culture populaire afro-américaine