ENTRETIEN – Kami Awori étaient aux Nuits Zébrées de Radio Nova à Paris vendredi 8 octobre. L’Afro a eu la chance de rencontrer les deux artistes globe-trotters et engagées dont vous n’avez pas fini d’entendre parler.
On a voulu en savoir plus sur Kami Awori, intriguées par l’attention croissante pour leur musique dans la capitale. Vendredi aux Nuits Zébrées de la Radio Nova, elles avaient participé à Battle of the bands organisé par Afropunk, qui permettait aux musicien.ne.s victorieux.ses de jouer lors de l’édition 2016 du festival.
Juline alias Karami claviériste-interprète, productrice et Cynthia aka Awori, auteure-interprète et co-arrangeuse, 26 ans toutes les deux, n’ont pas gagné cette fois. Cela n’empêche pas leur ascension sur la scène musicale. Calées au Marché Noir, le duo qui se connait au point de finir les phrases de l’une et l’autre, nous a parlé de leur dernier EP ‘Lunation’, de Cuba, de Black Lives Matter, d’engagement et de l’industrie musicale.

On vous connaissait sous le nom de Caramel Brown. Pourquoi ce changement ?
Juline : Notre collaboration en 2013 avec le collectif Via Libre basé à Cuba, où j’ai vécu en 2009, a été un choc. J’y étais allée pour apprendre l’espagnol, et faire de la musique de manière intensive. Dans la musique afro-cubaine, il y a d’autres types de temps, des percussions.
Changer de nom correspond à l’évolution de notre musique, une sorte de maturité dans un parcours artistique commencé il y a sept-huit ans. Dans notre premier EP, Esquisses, sorti la même année, ce qu’on faisait était plutôt orienté soul, juste piano-voix avec un peu de basse et de batterie, et des touches de hip-hop et d’autres influences. Notre escale cubaine a mis en lumière le fait qu’il manquait quelque chose à notre musique : notre héritage.
Cynthia : Le voyage de Juline en 2009 m’a inspiré et je suis allée à Cuba seule en 2010. On a voulu vivre cette expérience à La Havane toutes les deux. On s’y sentait vraiment chez nous. Découvrir la culture, la musique afro-cubaines, qui m’a rappelé la musique traditionnelle ougandaise a été une révélation. On a sorti un maxi en 2014 et réalisé le clip d’un titre avec eux.
C. : J’ai été exposée au r’n’b, à la soul, mais aussi à la musique que je considérais être celle de mes parents, comme Myriam Makeba, Brenda Fassié et d’autres artistes du continent africain. Ils vivent en moi mais je n’avais pas le réflexe de les écouter seule. Grandir, être basée en Occident, voyager m’a permis d’avoir du recul et de renouer avec tout cela.
J. : C’était plus qu’un projet. Avec Via Libre, on se connait bien. À Cuba, le rapport à la musique est différent, il faut bien se connaître pour jouer ensemble, avant de rentrer en studio. La vie aussi y est très différente. Ma mère est hongroise, mon père haïtien, je suis née en Suisse. En allant à Cuba pour la première fois, je me trouvais dans un pays où je pouvais être de là-bas, à 19 ans. C’était super marquant, au sortir de l’adolescence et au moment des questionnements sur l’avenir. La musique, ça a été un moyen de rentrer en contact plus rapidement avec les gens. J’y suis retournée en novembre dernier, et des gens proches m’ont dit que malgré le changement socio-économique, il y a trop de choses ancrées pour que tout soit modifié profondément.
Vous avez beaucoup de casquettes dont celles d’auteures-compositrices-productrices.
J. : Je suis la compositrice attitrée du groupe. Au début, comme on faisait de la musique acoustique, on collaborait avec d’autres musiciens, qui venaient du monde classique notamment. J’écrivais les partitions, on travaillait avec un directeur artistique Théo Lacroix, le co-fondateur de notre label. Les goûts évoluent. Au moment de notre premier EP, j’écoutais beaucoup de new soul -c’est toujours le cas-. Puis on a commencé à écouter plus de musique électro, j’étais beaucoup sur Soundcloud, il y a des producteurs dont je suis le travail. On a commencé à faire des remixes de nos morceaux, de titres comme Swimming Pools de Kendrick Lamar sorti sur notre EP Throwback.
Cet EP est né de notre choix de jouer en duo et d’intégrer une machine dans nos lives ; cela a influé dans notre processus de composition. Ce qui me frappe, c’est que dans le milieu de la production, il y a très peu de femmes.
C. : Encore moins des femmes racisées.
Sont-elles peu nombreuses ou invisibilisées ?
J. : Les deux. Elles ont plus d’obstacles. Le fait qu’on mette en doute nos capacités à appréhender les logiciels, la technique. On ne nous pousse pas à aller là-dedans, à nous encourager à tenter, à tester des machines, au contraire des hommes. Pour ma part, ça a été une démarche individuelle, autonome, autodidacte. Prendre cette identité Kami Awori, c’est aussi assumer que je suis productrice, qu’on peut collaborer avec d’autres, mais que je peux le faire toute seule.
C. : Il y a un vrai sexisme dans l’industrie de la musique. Les femmes sont sous-estimées, dévalorisées. Du coup, les gens peuvent se demander où elles sont mais c’est juste qu’elles ne sont pas mises en lumière au même titre que les hommes. En tant que femmes noires dans l’industrie de la musique, on remarque assez vite qu’on est une minorité-visible lors d’événements, tels que des sorties d’albums, des conférences, ou des présentations de logiciels. Si on ne cherche pas à découvrir le travail des productrices femmes, si on ne trouve pas cette niche et que l’on reste en surface, on peut effectivement penser que l’industrie musicale est blanche et masculine.
« On a créé un morceau inspiré par Tamir Rice (…) C’est dingue parce qu’à chaque nouveau concert, on le dédiait à un.e autre Afro-américain.e tué.e. » (Cynthia aka Awori)
J. : On met ces questions sur la table plus facilement depuis qu’on est à Paris. Les personnes qu’on y a rencontrées font partie de la communauté afro-caribéenne ; elle n’existe pas en Suisse. Je suis d’origine haïtienne et cela m’intéresse beaucoup d’écouter la perception des Caribéen.ne.s d’ici sur le rapport entre Paris et les Antilles, la question du racisme. Ce qui me frappe, c’est qu’on agit en France comme si cela n’existait pas, ce qui ôte le droit aux personnes qui le subissent de s’en plaindre ou de porter des revendications.
C. : En Suisse, il y a un immense déni concernant les questions de racisme et de discriminations. On pense qu’on est neutre
Votre EP Lunation évoque Black Lives Matters. Pourquoi ?
J. : Je me rendais souvent à New York à ce moment. Quand il y a eu le meurtre de Tamir Rice en 2014, ils ont mis sa photo et ça m’a beaucoup touché. On avait déjà « Daydream », qui figurait sur l’album , chanson que j’avais composée quand j’ai eu 13 ans. Je devais aller en séance studio. Et j’ai transformé le morceau avec toutes les émotions que je ressentais par rapport à ce qui se passait.
C. : Du coup, on en parlait toutes les deux. J’ai suivi les différentes histoires, j’avais écrit un poème sur Trayvon Martin, -jeune homme noir tué par George Zimmerman, qui a été acquitté-. Le remix est né comme ça, on jouait le morceau live.
J. On ne l’a jamais enregistré. C’était toujours un moment particulier du concert, un peu silencieux.
C. : On a fait beaucoup de concerts ces deux dernières annés et ce qui est fou, c’est qu’à chaque fois, on le dédiait à un.e autre Afro-américain.e mort.e. Eric Garner, Mike Brown, Sandra Bland… La liste était interminable. Cela nous a accompagné dans notre militantisme artistique ; on en parlait tellement en live qu’on s’est dit qu’il était temps de proposer quelque chose que les gens peuvent écouter.
J. ; On a ensuite parlé de faire un EP et de remixer un autre morceau d’Esquisses. On a écrit un tout nouveau morceau, suite aux autres personnes décédées ; on voulait délivrer un nouveau message. On est parties travailler au Mali et cela a beaucoup influé sur notre manière de composer.
Peut-on écrire sans être militant.e ?
C. Être militant.e, c’est un choix. Le militantisme demande beaucoup d’énergie, de temps. On fait des recherches, on lit des choses déprimantes, on est confronté à la mort. Je peux comprendre qu’on ne le fasse pas. Le monde autour de moi m’inspire. Avec cet EP, on se lance dans un projet qu’on n’a jamais fait auparavant, c’est une de nos facettes, mais ce n’est pas ce qui va définir tout ce qu’on va faire à l’avenir.
J. : Mon père habite au Mali la moitié du temps. On est parties là-bas en 2014 pour faire de la musique pour notre premier album, travailler avec des musicien.ne.s. Je ne suis pas militante de manière explicite, mais je suis sensible à la question des rapports Nord-Sud. Par exemple, avoir un projet à concrétiser au Mali, en venant de Suisse, c’est faire attention à la manière dont on arrive. J’ai été impressionnée par le professionnalisme, la motivation et le niveau de travail. Je sais qu’il y a des projets où les gens veulent un peu d’afro, prendre quelques lignes de musique d’un artiste à plaquer sur leurs morceaux.
C. : Nous, c’est pas comme ça !
J. : On s’est rencontrées de manière spontanée après un concert, on leur a donné notre premier disque, on a joué ensemble dans leur cour. C’était intéressant car M’Bouyé Koité, le leader du groupe -et neveu d’Habib Koité-, avait le même âge que nous et il en était au même stade de sa carrière que nous.
C. : Cette collaboration au Mali a considérablement changé notre manière de composer et va s’entendre dans notre premier album. J’ai travaillé avec des musiciens de l’Ouganda, d’où je suis originaire -j’y suis née et y ai vécu jusqu’à mes 10 ans avant de déménager en Suisse- et cela va s’entendre aussi. On se fait confiance. Il y a une grande liberté ; on n’était pas dans le même pays mais on a travaillé à distance.
J. : Par ailleurs, là-bas, j’ai été présentée comme la productrice et arrangeuse. Il n’y a pas eu ces histoires de non-confiance parce que je suis une femme. Ca a été un boost pour moi d’entendre ça de la part d’un autre compositeur. Ça changeait de la Suisse !
Vous êtes des globe-trotters mais vous vivez à Paris. Pourquoi ?
J. : Notre premier concert, c’était au Mama Shelter en 2013. On est revenues plusieurs fois, à chaque fois, on trouvait qu’il se passait quelque chose avec le public. On aimait la ville, ce qui se passait ici ; l’idée de bouger a émergé.
C. On est un peu nomades, donc on ne sait pas combien de temps on va rester à Paris. Amies, colocataires, musiciennes complémentaires, on partage beaucoup de choses ensemble mais on se développe aussi chacune. À côté de la musique, j’explore aussi la photographie et le stylisme. Je tourne aussi avec l’artiste Thaïs Diarra. Je suis membre du collectif afro-féministe Mwasi.
J. : Moi de mon côté, je collabore sur la musique d’Oasis, la pièce de Safi Martin Yé et d’autres projets. Dans une grande ville, les opportunités et les stimulus sont importants, les énergies circulent. Et puis on y est ensemble, c’est une force.
L’EP Lunation de Kami Awori en écoute sur Soundcloud, sorti le 14 juin 2016. Premier album à venir.