Jessica Gérondal Mwiza, Fraîche Woman 2019, militante : « La réussite noire est à célébrer

On la voyait depuis un moment sur les réseaux sociaux, notamment pour son engagement sur la question de la mémoire du génocide contre les Tutsis. Jessica Gérondal Mwiza, éducatrice basée en Bretagne, franco-rwandaise -qui a obtenu la nationalité rwandaise fin 2017 et a hérité de son second nom de famille de sa mère- est sans concession, elle qui a sillonne les milieux militants depuis plus de dix ans. Elle a accepté de revenir sur cette expérience ainsi que sur son histoire personnelle qui se mêle à l’Histoire.

Les 8 #fraicheswomen de l’édition 2019 ont chacune donné leur avis sur la thématique de cette seconde édition du projet photo, à savoir la « black excellence », -preuve que les Noir.es ne devraient pas être essentialisé.es -et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous avons créé L’Afro le 31 octobre 2015 ;).

Certain.es parmi vous se retrouveront dans leurs propos, d’autres les rejetteront en bloc. Quoiqu’il en soit, nous voyons là, comme pour la première édition, l’opportunité d’en discuter avec elles, avec vous.

Ses premiers pas en tant que militante

« Alors ça, c’est une question complexe. J’ai grandi dans le Var, le département du presque néant politique et culturel. A l’époque, j’ai adhéré aux Jeunes Socialistes (JS). J’avais 15 ou 16 ans. J’étais révoltée par le racisme très virulent du sud-est de la France. Les JS étaient sensibles à la question du Rwanda donc je me suis accrochée à ça. J’étais jeune, peu confiante et je pense m’être épuisée à tenter de faire en sorte que mon agenda fit celui d’une organisation ultra majoritairement blanche.
Je pense que la lettre de démission du parti communiste écrite par Aimé Césaire résume bien ce qui nous attend au sein des partis et mouvements politiques français. Je la trouve particulièrement actuelle. » 

Son engagement actuel

« Je me sens désormais afroféministe car lorsque j’ai connu le concept grâce au travail de la fabuleuse Amandine Gay, ça m’a semblé évident. C’est quelque chose qui me torture depuis que je suis petite, lorsque je vivais dans le sud de la France. Je n’arrivais jamais vraiment à mettre les mots sur ce que je vivais. M’objetisait-on à cause de mon genre ? De ma race sociale ? Qu’est ce qui était le plus dur à vivre ? Toujours un mélange peu subtil des deux oppressions. Défendre les femmes noires, oubliées des luttes antiracistes et féministes dites ‘universelles’ est une urgence. « 

« Le panafricanisme me vient de mon histoire familiale. J’ai perdu mes grands-parents lors du génocide contre les Tutsis au Rwanda. J’ai perdu ma mère aussi, qui ne s’est jamais remise de la mort de ses parents. Il s’agit d’une histoire méconnue, d’un génocide qui fut le fruit d’une longue histoire de colonialisme, de racisme, de manipulations médiatiques et anthropologiques et de haine. Une histoire à laquelle la France est fortement mêlée, par une collaboration active avec le gouvernement génocidaire de 1994. Depuis que je lis, que je me renseigne sur mon histoire, mais aussi sur les histoires tragiques de notre monde, je suis toujours extrêmement touchée par les histoires traumatiques qui ont un impact ou en ont eu un sur le monde noir. A l’image du crime contre l’humanité que constitue l’esclavage. Un autre exemple : chaque année, lorsque nous nous souvenons des crimes commis par la France à Thiaroye, j’ai une boule à la gorge de colère et de tristesse. C’est la même chose concernant les massacres des Bamilékés du Cameroun. C’est la même chose aussi, en ce qui concerne les violences policières à l’encontre des noir.es qu’ils soient aux États-Unis, en France ou au Brésil : la même colère m’anime, celle d’une injustice mondiale qu’il est si pratique pour certain.es d’enterrer et d’oublier avec nos morts. Nos vies ne seront importantes que lorsque nous reprendrons du pouvoir. »

« Je suis désormais membre d’Ibuka depuis deux ans. Je participe souvent à des conférences en milieu scolaire au nom de l’association. Au-delà de la transmission de la mémoire et de la lutte contre le négationnisme du génocide au Rwanda, Ibuka oeuvre également pour la justice, pour les personnes rescapées et pour l’organisation des commémorations en France. »

La réaction des proches

« Mon engagement à Ibuka, sur la mémoire du génocide contre les Tutsi, n’a pas vraiment fait polémique. Mes proches le saluent unanimement.
Mon engagement antiraciste a été, en revanche, en partie mal perçu. Personne n’aime être visé comme étant une partie du problème. Or, j’ai des amis blancs qui l’ont pris comme une attaque personnelle, ou qui n’ont pas été en mesure de comprendre. Tant pis ! J’ai choisi de ne rien laisser passer, dans aucun cercle car je ne suis pas une militante du dimanche et par ailleurs, j’en veux beaucoup aux ‘antiracistes’ qui s’accommodent d’ami.es ou fréquentations racistes, islamophobes, anti-immigration, homophobes etc. »

La ‘black excellence’

« Je connaissais cette expression, mais elle avait tendance à me stresser plus qu’autre chose ! Nous devrions être excellent.e.s ? Ça ne met pas la pression du tout ! Mais en réalité je le prends autrement. La réussite noire est à célébrer, aussi bruyamment que possible et d’autant plus fermement que nos icônes ont trop souvent été trahies dans leur héritage, ou silenciées. J’en ai pris conscience au niveau de l’écriture de l’histoire et du militantisme antiraciste. Combien de fois peut-on entendre ‘c’est dommage qu’il n’y ait pas de grandes figures militantes noires dans l’histoire de France’ de la part de personnes blanches. C’est impressionnant et très parlant : ce qu’ils ne connaissent pas n’existe pas ! »

Ses conseils aux femmes qui souhaiteraient s’engager également

« Ne passez pas par l’étape ‘je milite dans une organisation ultra majoritairement blanche pour faire grandir nos idées’, du moins si vous voulez y aller, faites-vous une armure en béton en amont. Donnez-vous le temps et si aucune structure ne vous convient, cela veut dire qu’il faut la créer. »

Un tournant ou grand défi dans sa vie

« Très certainement lorsque j’ai décidé de renouer avec mon identité rwandaise ! De m’approprier mon histoire et ma culture et d’en faire une force. Il s’agit à la fois d’un tournant et d’un défi perpétuel. Mon histoire familiale a toujours été importante pour moi mais il a été pendant longtemps trop douloureux pour moi d’en parler. »

Un moment où elle a senti qu’être une femme noire pouvait être un obstacle

« Surtout dans le milieu politique blanc en fait et globalement, au sein des cercles qui ne sont pas créés par nous pour nous. Il y a aussi l’hypersexualisation qui nous touche, nous bloque dans ce genre d’organisations. Nous sommes vues comme des objets et notre intelligence est trop souvent mise au second plan. La meilleure décision de ma vie a vraiment été d’arrêter d’insister avec les cercles sourds à l’antiracisme et prompts au fraternalisme. »

Ce qui l’a aidé dans son parcours

« Beaucoup de persévérance, mais aussi des modèles. J’ai toujours admiré ces femmes qui malgré un acharnement et une violence systémique portent leurs combats et projets au plus haut. »

Ses modèles et inspirations

« J’ai de très bons modèles dans ma famille aussi et plus largement dans la jeunesse rwandaise. Une jeunesse travailleuse, dynamique et fière d’être Africaine.
Mon modèle politique est Louise Mushikiwabo, ancienne ministre des Affaires étrangères du Rwanda, actuelle secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Sinon depuis mon adolescence et jusqu’à présent, mon modèle est la journaliste et militante Rokhaya Diallo. »

Un mot, slogan, leitmotiv qui résume son état d’esprit

« Peut être un mot en kinyarwanda : ‘Agaciro’ qui signifie dignité. »

Ce sur quoi elle travaille en ce moment

« Beaucoup de choses en même temps en fait. Je finis ma formation dans le travail social. J’écris des articles, qui sont des commandes majoritairement et je participe à quelques conférences. »

Ses projets futurs

« Continuer ce que je fais, écrire plus, sous diverses formes. Reprendre la musique aussi car en tant que militant.e.s, nous passons beaucoup de temps dans la réaction alors qu’il est si important de créer. « 

INTERVIEW « Mariannes Noires » : « C’est la réalité d’une France plurielle qui doit s’accepter comme telle »

  • RENCONTRE – Le documentaire 100% noir et féminin de Mame-Fatou Niang sera projeté le 9 septembre au festival international de la diaspora africaine (Fifda) au cinéma La Clef à Paris. Elle a accepté de nous en parler plus en détail.
Les oeuvres faites par des femmes afrodescendantes qui parlent de femmes afrodescendantes sont à l’affiche cet automne, tel le documentaire Ouvrir La Voix d’Amandine Gay, en salles le 11 octobre. Il raconte les douleurs, les combats, les histoires de femmes afrodescendantes en France ou plutôt ces dernières s’y racontent elles-mêmes, à la première personne. Mariannes Noires, réalisé par Mame-Fatou Niang et Kaytie Nielsen, tourne autour des même thématiques, preuve qu’il se passe quelque chose. L’Afro a rencontré Mame-Fati Niang pour parler du film, inspiré par les travaux de Nathalie Etoké et projeté ce samedi 9 septembre au FIFDA.

L’Afro : Bonjour pouvez-vous vous présenter ?


Mame-Fatou Niang : Je suis maman et enseignante-chercheure, née à Dakar où j’ai grandi. J’ai ensuite passé une partie de mon adolescence et de ma vie d’adulte à Lyon. Je vis actuellement à Pittsburgh.

Pourquoi avez-vous décidé de faire ce film ?

Mariannes Noires était dans ma tête depuis un moment. Mes cousines qui habitent à Paris sont allées voir Bande de filles, et elles en sont sorties dégoûtées. Entre ça, les entretiens où la réalisatrice avait l’air de tomber des nues quant à nos réactions viscérales au film, et ce constat, encore et toujours, de l’invisibilité, d’être actrices d’un freak show sans fin, de l’impossibilité d’être artisan.e.s de nos histoires… J’ai décidé de me lancer à l’automne 2014.
En tant que chercheure, je travaille depuis plus de dix ans sur les questions d’altérité, de citoyenneté et de genre en France. Je suis tombée sur des étudiant.e.s motivé.e.s qui ont décidé de m’accompagner sur ce projet, et ça s’est fait.
C’est un film que j’ai réalisé en écho à mes propres questionnements et les nombreuses phases par lesquelles j’ai pu passer pour savoir qui j’étais dans des mondes où, pour le dire poliment, je n’étais pas toujours la bienvenue. Enfin, c’est un documentaire qui est un outil, parmi d’autres, pour expliquer à mes enfants qui ils sont.

Aux USA, les gens -surtout les Afro-Américain.e.s- sont souvent très ému.e.s ou choquée.s par le film. Iels imaginent la France comme un havre de paix pour les minorités, voire comme un pays sans minorités, tant l’image « Paris-Béret-Champagne-Fromage » est forte. Cette image tend à changer depuis Charlie Hebdo, mais avec un focus sur le « problème » musulman qui occulte les discriminations raciales. C’était aussi pour percer cette bulle et mettre en relief la circulation d’idées, de situations et de mouvements qui relient les populations noires à travers le monde. Puisque la race « n’existe pas » en France, on dit souvent que la marginalisation est un phénomène de classe. Ce documentaire montre que même lorsque l’on réussit à s’extraire de ces problématiques, on est toujours retenu, différencié par un ensemble de caractéristiques ayant trait au fait d’être noir.e. Dans le même temps, j’essaie aussi de montrer que nous ne sommes pas un bloc monolithique uniquement soudé par et dans la marginalisation. Ces parcours, réussites et quotidiens sont autant d’illustrations de l’évidence de notre présence.

Quand vous êtes-vous lancée ?

J’ai fait une demande de bourse auprès de ma fac à l’automne 2014. Le tournage s’est déroulé en juin/juillet 2015. Le film a été diffusé pour la première fois sur notre campus en mai 2016.

« On écrit pour nos petites sœurs, nos filles, mais aussi pour nous, pour se soutenir, pour se dire qu’on n’est pas toute seule »

Pourquoi l’avez-vous appelé « Mariannes Noires » ?

Lors d’une projection à San Francisco, une spectatrice m’a posée la même question, en me demandant pourquoi j’avais décidé de « donner une couleur à ce symbole qui était le visage d’une République neutre et universelle »… En fait, cette question revient à chaque projection, mais je parle de San Francisco, parce que l’indignation derrière la manière dont cette spectatrice (française) avait formulé sa question, illustre l’une des raisons pour lesquelles ce documentaire s’appelle Mariannes Noires. Jusqu’à preuve du contraire, Marianne est officiellement présentée sous les traits d’une femme blanche. En postulant la « neutralité » de ses traits, cette spectatrice rallumait la flamme universaliste d’une France dont on efface littéralement toute couleur sauf le blanc. Le titre du documentaire pose la question d’un pays où l’on peut officialiser une Marianne ukrainienne, mais où l’on est intrigué ou mal à l’aise de voir l’adjectif « noir » accolé à ce symbole.
Quand j’écris, mes titres évoluent souvent au gré de la recherche, de l’humeur etc… Avec ce documentaire, le titre est venu tout seul pendant le montage et il s’est confirmé comme une évidence. Lorsque l’on écoute ces sept femmes, leur appartenance et leur ancrage à la France est indéniable. Pourtant, leur francité baigne, naît et s’épanouit dans des différences culturelles et esthétiques que la France peine à intégrer. Ce titre pose tout seulement la réalité d’une France plurielle qui n’est plus à inventer et qui doit s’accepter comme telle.

Avez-vous rencontré des difficultés pour le casting, le montage financier, mobiliser les équipes techniques ?


Non, et pour ça, je sais que ma situation est radicalement différente du parcours du combattant que les copines à Paris ou à Lyon vivent avec des structures comme le CNC. Nous étions une petite équipe -3- avec  un tout petit budget soutiré à mon université. J’ai travaillé avec deux étudiant.e.s dont l’une, Kaytie, réalisait son mémoire sur les réponses artistiques à l’invisibilisation des personnes issues de minorités en France. On s’est vraiment débrouillé tout seul, avec les moyens du bord, et on a bricolé par-ci, par-là. Ce film, nous l’avons fait avec trois fois rien. Je cherche encore à coincer Laura Mvula pour qu’elle me laisse utiliser une de ses chansons.

Bintou Dembélé in Mariannes Noires

Comment avez-vous réalisé votre casting ?


Pour le casting, les choses sont allées de manière hyper organique. Je connaissais Maboula Soumahoro qui m’a conseillée d’appeler Bintou Dembélé, danseuse et chorégraphe. Bintou était hyper partante, elle m’a connectée avec la réalisatrice Alice Diop et voilà… Vraiment un truc absolument génial s’est mis en place, et très vite. J’ai contacté Aline Tacite au printemps 2015, en me disant “elle est en pleins préparatifs du salon Boucles d’Ebènes, je n’aurais pas de réponses”. Elle a répondu tout de suite, et était hyper partante. La même chose pour Fati Niang -entrepreuneure-, Isabelle Boni-Claverie -scénariste et documentariste- et Elizabeth Ndala -galeriste, ndlr-. C’était génial de voir ce groupe avec des identités, des parcours très différents, mais qui se retrouvait autour d’un désir de partager des expériences.

Fati Niang in Mariannes Noires

On voit beaucoup de personnalités afro connues dans le milieu artistique et intellectuel. Pourquoi avoir décidé de les mettre en valeur ?

Je ne les mets pas en valeur, elles font un très bon travail pour ça. En fait, je me suis beaucoup inspirée d’un documentaire produit en 2012 par Nathalie Etoké Afro Diasporic French Identities. En réponse à un freak show diffusé par M6 -déjà !-, Nathalie avait donné la parole à des gens autour d’elles, à Paris, qui ne ressemblaient en rien au zoo que la 6 avait recréé dans « L’Étonnante vie des Africains de Paris (2011) ». Cinq ans plus tard, j’ai été animée du même désir de parler d’amies, de connaissances, de personnes qui font bouger les choses dans leur coin. Des personnes aux parcours à la fois extraordinaires et complètement ordinaires. Je vais revenir encore au film de Sciamma, mais le succès populaire du film, cette fois-ci aux États-Unis, m’avait beaucoup interpellée. J’étais invitée à des panels ou des conférences où les gens (chercheurs et publics) étaient absolument subjugués par ce film. Faire mon documentaire et parler de ces personnes-là, c’était aussi un moyen de rétablir une balance des représentations où nous étions toujours déficitaires : invisibles à défaut d’être bruyantes, violentes etc.

lire l’interview d’Amandine Gay pour L’Afro 

Dans les teasers, on ne voit pas d’hommes. Pourquoi ce choix ?


Mon travail de recherche et ma réflexion sont orientés sur l’impact du genre dans les structures de domination historique et contemporaine. Je parle et je travaille sur les choses que je connais le mieux, car les ayant vécues ou les vivant dans ma chair. Lors d’une projection à Paris en mars 2017, un jeune homme a parlé de cette nouvelle « hyper-visibilité » d’Afro-Françaises qui investissaient une multiplicité de champs aussi bien dans le monde virtuel via les réseaux sociaux, que dans la vie réelle, avec le boom de l’afro-entrepreunariat, les actions coup de poing de groupes militants … Tout en louant ces actions, ce jeune homme se désolait de ne pas voir les hommes noirs mis en lumière dans ce processus. Alors, je n’ancre pas mon travail dans une guerre des sexes, ce n’est ni le lieu, ni l’orientation de ma réflexion, mais j’ai fait le choix de travailler sur les femmes issues de minorités, car leur positionnement à la croisée du genre, de la race et de la classe pose des questions particulières que n’adressent ni le féminisme blanc, ni les différents courants de luttes antiracistes ou anticapitalistes.

Est-ce que des travaux comme le film d’Amandine Gay vous ont inspiré ? Vous connaissez-vous ?


Je ne connaissais pas Amandine. On a réalisé nos films presque au même moment, et avec ce même désir de mettre en avant la multiplicité de nos visages et de nos expériences face à l’invisibilisation et aux visions stéréotypées. Dans mon travail, je me pose souvent la question de mon public. J’étais hyper heureuse de voir mes cousines Ami et Awa à la projection de mars à Paris. On écrit pour nos petites sœurs, nos filles, mais aussi pour nous, pour se soutenir, pour se dire qu’on n’est pas toute seule dans son coin, pas folle à imaginer des trucs. Et puis, des fois, je me dis « oui, il faut que cette parole sorte de nos murs » que la France, que le monde sache qu’on est là et que, comme le dit Alice Diop « les gens sont là, ils n’iront nulle part, et il faudra compter avec nous ». Nous avons une chance inouïe qui est celle de pouvoir être connectés d’une manière absolument folle via les réseaux sociaux et les connexions qu’ils créent ou renforcent dans le monde réel. Je suis extatique de voir le bouillonnement qu’il y a en ce moment, les initiatives pour s’assurer que nos enfants grandiront avec des outils, des visages, des modèles, une littérature, une place que nous n’avions pas, toutes ces choses qui disent leur place en France et dans le monde. C’est fabuleux !

Êtes-vous sensible/adhèrez-vous au discours produit par les afroféministes ?

Je travaille actuellement sur deux projets. Le premier (Teri) est un documentaire où j’analyse la perception de la santé mentale des femmes noires en France, au Sénégal et aux USA, en retraçant les derniers mois de la chanteuse Teri Moïse. Le second est un manuscrit qui suit les mobilisations des femmes noires dans l’espace francophone colonial. Voir ce que notre génération a hérité de femmes telles que Jane Léro, Jeanne-Martin Cissé ou Eugénie Eboué, mais aussi, ce que nous tenons des actions de femmes plus anonymes telles que nos propres mères, tantes, grands-mères etc.

Est-ce que vous vous inscrivez dans une démarche similaire -soit militante, soit revendicatrice ?

Par rapport à la militance, Maboula l’explique très bien dans le documentaire. Nous évoluons dans un milieu académique où le postulat est au recul, à la scientificité froide et cartésienne. Il faut travailler sur des choses inanimées, vieilles, mortes et de préférence “universelles” -non marquées racialement, sexuellement etc-. Lorsque l’on décide de se pencher sur des sujets palpitants, extrêmement contemporains et qui nous touchent personnellement, on peut être vu comme militant.e. En réponse à un journaliste qui lui demandait s’il se considérait comme tel, Malcolm X a eu cette réponse géniale que j’ai adoptée il y a très longtemps : « I consider myself Malcolm ». Je suis Mame et je travaille sur ma vie, mon parcours et celui de certaines de mes mères, de mes sœurs et de mes filles.

Y a-t-il une date de sortie prévue en salles ? Une diffusion en télé ? Dans les festivals ?


Je dois régler la question des droits sur quelques chansons utilisées dans le documentaire et nous préparons activement sa sortie. Quand j’ai commencé ce projet, c’était avec l’intention de l’utiliser pour mes cours et puis voir un peu où il ferait sa petite vie. La danseuse et directrice de compagnie Bintou Dembélé -qui apparaît dans le documentaire-a été la première à me dire « mais sors ce film ! » Et on revient à cette idée de chaîne, l’impression d’être porté, poussé par le groupe. Là, grâce au soutien de personnes hyper motivées, ce film va avoir une vie publique. Je suis contente de voir davantage d’espaces s’ouvrir et de nous voir dévoiler et partager nos blessures, nos réalisations, notre brillance, ce que nous sommes.

#Nyansapo : étonnant ou assourdissant, le silence de Christiane Taubira ?

Pas besoin de revenir sur la polémique née fin mai autour du festival Nyansapo. De non-mixte, l’événement a été désigné comme étant « interdit aux blancs ». La Mairie de Paris, relayant la LICRA et des membres du FN a voulu interdire le déroulement de l’événement prévu du 28 au 30 juillet et organisé par le collectif afroféministe Mwasi. Cet événement européen prévoit de réunir des organisations militantes et des intéressé.e.s autour de débats et d’ateliers, dédiés aux femmes noires.

L’origine de la polémique a déjà -très bien- été expliquée notamment ici. La nécessité de la non-mixité militante, entre femmes afrodescendantes, visiblement le point d’achoppement majeur pour les détracteur.ice.s du festival, a parfaitement été évoquée ici ou encore  ; le journaliste a voulu montrer que bon nombre d’organisations, qui ne sont ps forcément militantes, agissent de même sans soulever de tels débats. On a eu droit à une drôle de sortie de crise opérée par la Maire de Paris ici.

Des personnalités comme Audrey Pulvar, Axelle Jah Njiké, Océane Rose-Marie, Christine Delphy ont également pris part à la discussion, en s’opposant parfois ici ou . Leurs passes d’armes mettaient en scène deux points de vue – globalement le pour et le contre-, comme un reflet de ce qui se passe chez les concerné.e. s, celleux qui ne font pas forcément partie de l’espace médiatique : le consensus sur la question n’est pas si évident.  Raison de plus d’attester que les questions que soulèvent la création de ce festival permettent de lancer une réflexion intéressante sur le militantisme, ses modes d’action en général et sur l’afroféminisme français, ses actrices en particulier.

Dans ce concert de voix plus ou moins discordantes, il nous semble que celle de Christiane Taubira manque. Non pas que nous nous octroyions un quelconque droit d’inciter qui que ce soit à parler, ou à condamner une absence de prise de parole. Cela étant, le silence de l’ancienne ministre nous interroge. Car elle est considérée. Pour beaucoup, c’est l’un.e des rares à faire de la politique autrement, en élevant le débat public, loin de la petite phrase ou du commentaire, à prendre position, malgré les attaques racistes qu’elle subit, en allant parfois même à l’encontre des propositions de sa famille politique, comme au moment du débat sur la déchéance de nationalité.

En cette période d’élections, -la campagne des législatives bat encore son plein au moment où la polémique éclate- le compte Twitter de Christiane Taubira regorge d’images sur le terrain, ou dans des événements culturels, de soutiens endossés pour des candidat.e.s de gauche. Ses réseaux sociaux sont souvent l’espace où elle délivre son regard sur l’actualité large, de la question des réfugié.e.s à la moralisation de la vie politique. Elle s’y exprime également sur ses propres actions comme lorsqu’elle a décidé de quitter le gouvernement Valls 2. Mais pas un mot sur Nyansapo, quand la polémique soulevée par le festival a même fait les titres des médias étrangers, s’étonnant souvent de la réaction de la Maire de Paris, comme ici ou encore .

Comme cette dernière, Christiane Taubira fait partie du mouvement Dès demain, lancé aux côtés de deux cents autres personnalités, après l’élection présidentielle du 21 avril dernier remportée par Emmanuel Macron. Est-ce un sujet -trop- brûlant, qui mérite d’être adressé une fois les débats émotionnels retombés ? Une trop grande prise de risque pour cette personnalité politique, qu’on a par ailleurs souvent attaquée parce que femme et noire ? D’autres telles Lunise Marquis ont clairement marqué leur position, risquant au passage de croiser le fer avec des utilisateur.ice.s des réseaux sociaux parfois sans concession : s’embourber dans un débat parfois très tranché n’a pas découragé tout le monde. Est-ce le cas de Madame Taubira ? Est-ce que ce temps du silence est celui des discussions en coulisses, notamment avec Anne Hidalgo, une des protagonistes de la polémique ? Bref, est-ce que Christiane Taubira a intérêt en parler ou pas ?

INTERVIEW – Amandine Gay présente « Ouvrir La Voix » : « L’aspect esthétique de mon film est important »

EVENEMENT – On attendait sa sortie et on a la chance de le projeter. Réalisé par Amandine Gay, le film Ouvrir La Voix, qui fait témoigner des femmes afrodescendantes francophones pendant deux heures, sera diffusé, entre autres, au centre Curial (XIXe) le 15.12. On a parlé à la réalisatrice de ce documentaire attendu, qui a aussi un propos esthétique.

Il faisait partie des projets cinématographiques  très attendus dans le monde militant. Le documentaire Ouvrir La Voix, réalisé par Amandine Gay est terminé et va être projeté à Paris. L’Afro a la chance de faire partie des premiers à montrer le film, qui lui parait essentiel sur bon nombre de questions touchant les Afrodescendant.e.s, mais aussi pour sa forme esthétique. En attendant le 15 décembre, jour de la projection, on a pu en discuter un peu avec la réalisatrice.

« Ce film clôture dix ans de la période militante de ma vie« , nous avait confié en février 2015 Amandine Gay au sujet de son premier documentaire Ouvrir la Voix.

Comédienne et activiste suivie sur les réseaux sociaux, la réalisatrice trentenaire désormais basée à Montréal avait, à l’époque, réuni dans un bistrot parisien bon nombre d’Afrodescendant.e.s pour parler du film.

Amandine Gay © Enrico Bartolucci

La trame y est éminemment personnelle, de la prise de conscience d’être noire à son départ à l’étranger. « J’allais vraiment mal quand j’ai commencé Ouvrir la voix, après mes incursions décevantes dans des associations féministes ‘blanches’ et des projets artistiques inaboutis. Réaliser ce documentaire a été une manière de faire quelque chose de créatif et de partir de France sans aigreur« , nous explique-t-elle de sa cuisine canadienne. La question de la légitimité se posait aussi à elle qui, adoptée, a grandi dans un foyer familial blanc. « Ce doute s’est rapidement estompé, se souvient- elle. C’était incroyable de voir que les expériences que j’avais vécues étaient partagées par un grand nombre de filles. »

Ouvrir La Voix

Amandine Gay l’admet : ce que le film dit n’est pas totalement neuf. « C’est le constat que quelque chose n’a pas fonctionné depuis les années 1970 et l’émergence de ces questions« , souligne-t-elle.

La révolution d’Ouvrir la voix est dans la forme : pas d’expert.e.s blanc.he.s-, pour parler, comme souvent, à la place de celles qui vivent les problématiques liées au fait d’être noir.e en France. Ici, les militantes, citoyennes, animatrices de blog, chercheuse ou comédienne s’expriment sur le racisme, le harcèlement, l’école ou encore l’amour. Le tout, face caméra, dans un montage pensé comme une grande conversation entre filles.

La forme sert le fond, le tout alliant artistique et politique pour se réapproprier la narration ; les partis-pris cinématographiques, -absence de voix off, montage jumpsuit, pas de maquillage…- sont légion.

« Je suis aussi une artiste et je ne veux pas qu’on zappe l’aspect esthétique du film« , rappelle celle qui dit apprécier Lars Von Trier et son Dogme 95, un assortiment de règles de tournage favorisant l’absence d’artifices.

Le documentaire dure près de deux heures et n’ennuie pas. Si elle souhaite se consacrer à d’autres thématiques, comme la justice reproductive ou encore la santé plus largement, Amandine Gay promet que ce premier documentaire, en attente d’une distribution en salles de cinéma, ne sera pas le dernier. D’autres projets qui n’avaient pas pris forme en France pourraient être remis au goût du jour. « C’est ce que j’aime à Montréal : la possibilité d’entreprendre est plus simple. » On attend la suite avec impatience.

A VOIR AVANT NOTRE PROJECTION DU FILM, LE 15 DECEMBRE AU CENTRE CURIAL DE 18H A 22H

ci-dessous : les scènes coupées au montage qui donnent le ton des deux heures du documentaire. 

cet article a été initialement écrit et publié dans l’édition novembre-décembre d’Afriscope. 

TRIBUNE – Dans la peau d’une Africaine-Américaine en France

Anndi,  noire américaine de 22 ans, a vécu en France pendant près d’un an, arrivée en septembre 2015. Sur son compte Tumblr La Noire Afar, elle raconte son expérience dans le pays. Entre clichés, fantasmes et belles découvertes, la jeune femme adresse ce message à ses compatriotes restés aux Etats-Unis : vous n’êtes pas les seuls afrodescendants de la planète.

Noir.e en Europe

(Traduction du texte initialement publié le 20 mars 2016 sur La Noire Afar : http://lanoireafar.tumblr.com/post/141377340833/black-in-europe)

‘Mouais j’ai pas aimé la France. Les Français sont racistes. Va en Italie ! Ils sont tellement accueillants et on m’a dit qu’ils adoraient les femmes noires.’ ‘Est-ce qu’il y a d’autres Noirs chez les Allemands que ceux qui sont dans l’armée ?’

« La plupart des Noirs qui voyagent se demandent une chose avant de s’aventurer à l’étranger : comment je serai perçu dans cet espace où les blancs sont prédominants ? C’est une question légitime. Au mieux, on peut nous mettre sur un piédestal grâce à notre différence. Au pire, on peut nous maltraiter. Même en voyageant dans des coins reculés des Etats-Unis, on tombe sur des gens qui nous dévisagent et posent des questions exaspérantes du genre « je peux toucher tes cheveux ? ». Je me suis donc demandée comment je m’en sortirais en France.

Mais ce post ne parle pas que de moi. Oui, je suis noire. Oui, je me trouve actuellement en Europe. Mais cela ne fait pas de moi un être spécial. Parce que bien qu’il n’y ait qu’un petit pourcentage d’Africains-américains qui voyagent en Europe chaque année, il y a des dizaines de millions de noirs qui sont déjà là : les Afro-européens.

 Les Noirs ne vivent pas qu’en Afrique et aux Etats-Unis. Grâce au (enfin, « grâce » non …) colonialisme, la diaspora africaine s’est retrouvée dans des coins improbables de la planète. La plupart des Africains-Américains se trompent en supposant que nous constituons le seul groupe de descendants africains vivant en tant que minorité sous-représentée, maltraitée, discriminée dans des espaces majoritairement blancs. Allez dire ça aux quelque 55 millions d’Afro-brésiliens ou aux millions de descendants noirs vivant au Royaume-Uni, en Italie et en France.

Mais notre égocentrisme n’est pas uniquement de notre faute. Moi aussi, je n’avais pas d’idée précise du nombre de noirs qui vivaient en Europe avant d’y aller. Nourrie par les images que j’ai vu à la télévision et dans les films en grandissant, je pensais que l’Europe était un continent complètement blanc, que tout y était uniforme avec une très faible variation en termes de couleur ou de culture (du moins pas de culture d’un point de vue ethnique). C’est la diversité invisible de l’Europe. De la même façon que les Africains Américains sont sous-représentés dans presque toutes les strates de la société, les Afro-européens le sont encore plus.

tumblr_Anndi

Pendant mes premiers mois passés en France, j’ai rencontré beaucoup de personnes mais je ressentais tout de même un manque. Je mourrais d’envie d’échanger avec des gens qui avaient les mêmes idées que moi. Des gens avec lesquels je partageais un lien indéniable. Pour faire court, j’avais besoin de me faire des amis noirs. Certains trouveront ça bête mais quiconque fait partie d’une minorité quelle qu’elle soit, peu importe le groupe en question (lié à la race, à la sexualité etc) comprend cette envie.

Le problème, ce n’était pas le manque de Noirs mais plutôt de trouver comment en faire naturellement des amis. Se faire des amis à l’âge adulte n’est pas tâche facile. Pour les enfants, c’est tellement simple ! Il y a juste à dire « hey ! je te trouve vraiment cool ! »

Mais en tant qu’adulte, comment dire à une personne qu’on ne connait pas qu’on la trouve cool et qu’on aimerait la fréquenter en tout bien tout honneur sans paraître louche ?

Plusieurs mois plus tard, j’ai fait la connaissance d’amis d’amis, rencontré de nouvelles personnes grâce aux réseaux sociaux et même rejoint un groupe Meet-Up d’expats noirs à Paris. En parlant à ces différentes personnes, j’ai recueilli plusieurs points de vue.

Les Africains Américains sont à la fois admirés et enviés en France. Croyez-le ou non, nous bénéficions d’une visibilité à travers le monde qui n’est pas donnée à d’autres africains de la diaspora. Les Africains-Américains représentent ce qui est cool, ce sont les créateurs de la pop culture. Nos célébrités sont leurs célébrités, nos émissions télé préférées sont leurs émissions télé préférées aussi. Les Africains-Américains font entendre leurs voix en temps d’injustice sociale, quand il y a des inégalités et des réactionnaires. Mike Brown et Trayvon Martin ne sont pas des noms que l’on prononce uniquement sur le territoire américain. Le discours « I Have a Dream » est connu des Européens, le cri « Black Lives Matter » a retenti dans le monde et le mouvement des droits civiques leur est enseigné tout comme chez nous. En bref, l’expérience noire américaine a laissé une empreinte nette dans l’histoire mondiale.

tumblr_black and abroad

L’histoire des noirs européens quant à elle, a été balayée sous le tapis. Je ne suis PAS DU TOUT une experte du sujet mais voici un résumé de l’histoire de la colonisation européenne en Afrique avec mes propres mots.

** L’histoire de la conquête de l’Afrique version extra-courte et très simplifiée d’après Anndi**

A la fin du 19ème siècle, plusieurs pays européens tels que le Royaume-Uni, la France et le Portugal ont établi des villes portuaires en Afrique pour vendre des marchandises et des matières premières. Tout allait pour le mieux jusqu’à ce qu’un mec, le roi Léopold II de Belgique se dise « Vous savez ce qui serait vraiment génial? Faire du Congo mon territoire. » Alors le gars a coupé un gros morceau du Congo rien que pour lui, même pas au nom de la Belgique. Les autres puissances européennes (Royaume-Uni, France, Italie, Portugal et Allemagne) ont commencé à flipper et ont pensé « merde, mon égo est juste trop gros, comment je peux le rendre encore plus énorme ? ». Alors elles se sont réunies en Allemagne, ont trouvé la carte de l’Afrique et ont littéralement découpé le continent comme on le fait avec une pizza. Il faut préciser qu’aucun des pays africains en question n’a été invité à la « soirée pizza ». Donc 90% du continent a été colonisée sans l’accord de ses habitants, des millions d’Africains ont été contraints au travail forcé, les matières premières ont été exploitées, des hommes ont été tués, des femmes ont été violées, des enfants ont été mutilés, des groupes ethniques en conflit ont été mélangés … tout ça sous prétexte de ‘sauver les sauvages non civilisés de la damnation éternelle.’

Plusieurs décennies plus tard, les puissances européennes ont finalement commencé à quitter le territoire. Qu’ils soient partis selon leurs propres termes ou chassés par des groupes révolutionnaires, les effets pervers de l’impérialisme – gouvernements corrompus, éternelles guerres civiles, traumatismes psychologiques- sont manifestes dans plusieurs pays africains. 

**La fin** … Sauf que ce n’est pas la fin puisque ces effets pervers perdurent.

J’ai remarqué un léger manque dans la communauté chez les Afrofrançais. Pour les Africains-Américains, il y a cette idée de lien fictif. Je ne te connais ni d’Eve ni d’Adam mais si nous sommes les deux seuls noirs dans un espace majoritairement blanc, alors on se reconnaîtra. C’est ce qu’il se passe à petite échelle. A grande échelle, nous sommes passés maîtres dans l’art de créer des espaces qui nous sont réservés ; les salons de coiffure et les barbershops, les écoles et universités historiquement noires, la chaîne de télé BET, la NAACP … on a même notre propre hymne national ! Tout cela avec la volonté de s’élever et de se donner de la force, pour prendre notre place au sein d’une société qui n’a pas été conçue pour nous.

Mais notre sens de la communauté émane de nos expériences communes. Beaucoup de nos ancêtres étaient des esclaves. Beaucoup de membres de nos familles encore en vie ont connu la ségrégation. En ce qui concerne la France, et de nombreux pays européens, les expériences d’Européens noirs, bien que similaires, ne sont pas identiques et ne sont pas partagés non plus.

De toute façon, il est difficile d’avoir un sens de la communauté quand on n’a même pas idée du nombre de descendants africains qui vivent dans le pays. Apparemment, les statistiques ethniques sont ‘constitutionnellement interdites’ en France.

Dans le cas des Afrofrançais, ils ne sont pas liés par la race ou les origines de leurs familles. Quand on est une femme noire originaire de la Guadeloupe, on se sent plus proche des populations antillaises que de celles d’Afrique de l’ouest. Pour être honnête, j’envie tellement les Afroeuropéens parce qu’ils savent d’où ils viennent exactement et ont même de la famille qui vivent encore dans ces pays. Je n’ai jamais eu aussi honte de ne pas connaître mes racines que depuis que je me suis installée en France. A chaque fois que je rencontre un Afrofrançais pour la première fois, la conversation ressemble à ça :

Eux : « Alors tu viens d’où ? »

Moi : « Je viens des Etats-Unis ! »

Eux : « Oui, je sais. Mais je veux dire, tu viens d’où, vraiment? »

Moi : « De Washington DC. »

Eux : « Je veux dire d’où est originaire ta famille. »

Moi : » Hum … Je ne sais pas ? Mes ancêtres étaient des esclaves donc … »

Eux : « ….. »

Moi : « ….. Enchantée ! »

En général, on croit que les Noirs vivant dans des pays majoritairement blancs n’en sont pas originaires. Les Afrofrançais peuvent être nés et avoir grandi à Paris sans jamais se sentir ou être perçus comme étant « Français ». De même, quand je rencontre des européens blancs, ils sont en général sceptiques concernant l’histoire de mes origines mais pour une autre raison. Comme j’ai la peau plus claire que la plupart des Afrofrançais, beaucoup pensent que je suis métisse. Pendant mon voyage en Italie, un italien m’a dit ‘vous êtes belle. J’adore les femmes mulâtres’, ça m’a vraiment dérangé car être noire et être belle ne sont pas des concepts qui s’opposent, mon ami ! Mais j’adore la déception qui se lit sur leur visage quand je leur réponds que je suis fièrement et indubitablement NOIRE à 100%.

Mais parlons de choses positives parce qu’il y en a pas mal. Que les Français noirs ne s’organisent pas de la même façon pour lutter contre les injustices, cela signifie pas qu’ils n’ont pas de discussions importantes à ce sujet. Le mouvement afroféministe a l’air d’avoir de l’ampleur ici. J’ai vu bon nombre d’articles, de vidéos sur Youtube, de tweets sur le sujet et j’ai même été invitée à des conférences organisées par des afroféministes qui parlaient de l’intéressante question d’équilibre entre race et genre.

J’ai rencontré tellement de femmes noires qui sont intelligentes, conscientes et drôles. Des femmes qui souhaitent être les porte-paroles de leur communauté. Des femmes artistes, poétesses et chanteuses. Des femmes belles à l’intérieur comme à l’extérieur. Des femmes qui écrivent. Des femmes qui ont du style. Des femmes qui ont un cursus universitaire. Des femmes qui veulent élever et donner plus de force à leurs soeurs. Des femmes qui veulent être vectrices de profonds changements dans leur société.

Alors ne négligez pas les Afro-européens; ils occupent une véritable place dans notre monde.

Je m’en voudrais de ne pas parler de la série Strolling de Cecile Emeke qui, pour dire vrai, m’a permis de découvrir des points de vue d’Afroeuropéens pour la première fois. Cecile Emeke est une femme britannique qui a brillamment filmé des personnes noires issues de la diaspora africaine. Le résultat ? Elle y défait l’idée d’une expérience générale pour tous les noirs en déroulant une série de témoignages singuliers et personnels. Emeke a filmé aux Pays-Bas, en Italie, en Jamaïque, et dans beaucoup d’autres pays et l’intérêt suscité par son concept a engendré une grande popularité sur Youtube. Bien sûr, on y entend les histoires bien connues de micro-agressions, de « respectability politics »*, et d’estime de soi. Mais on y parle aussi de santé mentale, d’orientation et d’expression sexuelle, de capitalisme, de véganisme, de réparations coloniales et de pléthores d’autres sujets que l’on entend peu souvent venant de la part de personnes noires.

Si ça vous intéresse, je vous conseill de regarder 3 des témoignages que j’ai le plus aimé : deux amies noires en France, un homme afroféministe venant du Royaume-Uni et une actrice noire à Londres.

Alors, qu’est-ce que c’est que d’être Noir en Europe ? Je répondrai la même chose qu’à quelqu’un qui demanderait ce que c’est que d’être Noir aux Etats-Unis : qu’il n’y a pas de réponse simple. La culture, les mentalités, les idées, les joies, les luttes des Noirs ne sont pas uniformes, elles sont diverses, ils sont nuancées, elles peuvent se rejoindre mais ne se confondent pas.

J’écris pour expliquer que l’expérience noire ne se résume pas à notre expérience personnelle. Je pense qu’il est important non seulement de discuter de ce que c’est que d’être Noir aux Etats-Unis mais aussi dans un contexte plus global. Et rappelons-nous qu’en tant que Noirs Américains, notre visibilité à travers le monde nous donnent un certain privilège. La prochaine fois que vous direz #BlackLivesMatter, regardez au-delà de l’Amérique du Nord. Quand vous penserez à la communauté noire, faites-vous violence et dépassez les limites de votre imaginaire.

Et si vous en avez la possibilité, voyagez, parlez aux gens, discutez de ces sujets. Vos yeux et votre esprit s’ouvriront bien plus que vous ne le croyez. »

*Idée selon laquelle des « minorités » ou autres groupes marginalisés doivent changer leur comportement pour être mieux considérés et traités par le groupe dominant