Pour Paule Ekibat, avocate, Fraîche Woman 2019 : « la réussite est une question d’ambition personnelle »

PORTRAIT – Paule Ekibat, il aura fallu la chercher. Longtemps. On avait en tête d’échanger avec une femme noire avocate sur son expérience dans le monde judiciaire, milieu que nous n’avions pas encore exploré et dont il nous tardait d’apprendre des choses. On a passé des heures à écumer internet, à éplucher moultes profils professionnels. Jusqu’à arriver à celui de Paule. « Spécialiste du droit des affaires et droit du travail », « exerce à titre indépendant », « intervient également dans d’autres domaines du droit civil tels qu’en matière de divorce, de succession etc », voilà globalement ce qu’on avait pu lire d’elle. L’envie d’en savoir plus nous a motivé à la contacter et lui proposer un rendez-vous qu’elle a tout de suite accepté. Autant vous dire que nous n’avions pas idée de la femme et du parcours que nous allions découvrir. Et on ne le regrette pas.

Les 8 #fraicheswomen de l’édition 2019 ont chacune leur avis sur la thématique de cette seconde édition du projet photo, à savoir la « black excellence », -preuve que les Noir.es ne devraient pas être essentialisé.es -et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous avons créé L’Afro le 31 octobre 2015 ;). Certain.es parmi vous se retrouveront dans leurs propos, d’autres les rejetteront en bloc. Quoiqu’il en soit, nous voyons là, comme pour la première édition, l’opportunité d’en discuter avec elles, avec vous.

Quête professionnelle

« Je suis d’origine congolaise née à Brazzaville, bi-nationale – un choix de ma mère quand j’étais mineure- arrivée en France à l’âge de 12 ans. J’ai suivi toute ma scolarité ici. En classe de 3ème, je voulais devenir médecin mais la conseillère d’orientation m’a dit « pourquoi pas infirmière ?  La médecine n’est pas faite pour vous, au vu de vos résultats scolaires. Orientez-vous plutôt vers un BEP. » J’ai finalement suivi ses conseils et fait un BEP secrétariat que j’ai eu avec 17 de moyenne. J’ai voulu revenir à une filière générale et j’ai donc fait une 1ère d’adaptation comme ça se faisait à l’époque avant de pouvoir passer en terminale. J’ai passé un bac STG mercatique puis je me suis inscrite en BTS assistante de direction car je ne savais pas quoi faire de ma vie. Dès la première année, je me suis rendue compte que ça ne me plaisait pas. Je suis allée en fac de droit -mon père voulait que je sois avocate alors je me suis dit que j’allais me lancer dans cette aventure et voir ce que ça allait donner. J’ai continué jusqu’à un bac +5 puis j’ai fait une prépa pendant un an pour préparer l’examen d’entrée au barreau. C’est aussi un diplôme qu’on appelle le CRFPA que j’ai eu avec 13 de moyenne. Par la suite, j’ai suivi la formation à l’école des avocats pendant deux ans et effectué des stages notamment à la cour d’appel de Paris et dans divers cabinets spécialisés dans le droit des affaires et le droit du travail, toujours à Paris. »

Les réactions de son entourage quant à son choix de carrière

« Quand je me suis lancée dans les études de droit, j’ai été soutenue par mes parents mais les autres membres de ma famille, surtout mes tantes, pensaient que je n’y arriverai jamais car à l’époque, plus jeune, j’adorais faire la fête ! Mais quand j’ai eu mon CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat, NDLR), tout le monde était surpris et content au final. Maintenant, tout le monde m’appelle pour me demander des conseils juridiques ! Je suis même devenue l’exemple de la famille pour inspirer mes petit.es-cousin.es. « 

Une victoire

« J’ai parfois des dossiers de discrimination, des personnes qui m’ont dit avoir fait l’objet de licenciements du à leur origine ou à leur âge. C’est en général très compliqué à prouver. La meilleure façon est d’avoir des témoignages de collègues mais iels ont peur de mettre leur place au sein de l’entreprise en péril. Il y a parfois des échanges par courriel dans lesquelles on peut voir des allusions. Par exemple, j’ai eu une dame d’origine vietnamienne avec un responsable d’origine vietnamienne aussi qui avait le même nom de famille qu’elle et la directrice de la société a dit qu’il fallait mettre fin à sa période d’essai car elle était convaincue qu’iels étaient de la même famille. Cette femme avait gardé des mails dans lequel la directrice avait notamment écrit « Vous pourrez voir cela avec votre responsable direct que vous connaissez très bien » Que sous-entendait-elle par « que vous connaissez très bien ? » Grâce à cet élément et d’autres, on a pu aller en justice et gagner le procès. »

La place des femmes avocates

« Les femmes représentent au moins 55% de la profession. Les femmes noires avocates j’en ai quand même vu pas mal, qui s’en sortent bien, ont des bureaux sur les Champs-Elysées même.

En ce qui me concerne, ça fait trois ans que je suis avocate, j’ai mon propre cabinet depuis 2018 ; je n’ai pas à me plaindre ! (rires)

Ma clientèle est variée, on me sollicite pour des affaires de droit de la co-propriété, droit de la consommation, droit des étrangers … »

Son état d’esprit

« Il faut être combative dans ce métier ! Le stress vient de partout, des autres avocats, des client.es, des magistrat.es … Il faut être très forte mentalement et je vous avouerais que parfois, quand je suis face à un dossier très complexe ou que j’ai des difficultés avec un client et que je ne vois pas d’issue, je me demande pourquoi j’ai choisi ce métier (rires) ! En plus, quand on est sa propre patronne, on ne compte pas ses heures : je travaille le week-end, à 4h du matin … Oui, j’ai des moments parfois difficiles mais je n’ai pas de raison d’abandonner, j’ai une situation plus aisée que d’autres personnes, j’ai aussi des charges, une famille, un enfant, mes parents.

Cela dit, l’avantage c’est que je peux aménager mon temps de travail et comme je suis aussi maman d’une fille de six ans, je peux travailler de chez moi et passer un peu de temps avec elle. »

Son avis sur la « black excellence »

« Je pense que la réussite n’est pas une question de couleur mais d’ambition personnelle et il faut se donner les moyens d’y arriver et ne pas se freiner. A l’époque où je me suis lancée dans le droit, j’ai des ami.es qui m’avait dit que je devais laisser tomber et de plutôt devenir vendeuse. Iels pensaient qu’en tant que noire, je ne serai jamais recrutée, que je ne serai jamais une grande avocate à Paris et que je perdais mon temps.

De nos jours, on voit des noir.es qui arrivent à s’en sortir ; il y a des noirs ministres en France, j’ai même des clientes noires qui gagnent très bien leur vie, qui ont des postes à responsabilité. »

Une expertise mise au service d’associations

« Je suis bénévole en droit bancaire pour l’AFUB (Association Française des Usagers Bancaires NDLR) qui défend les particuliers ayant des difficultés à payer leurs crédits.

Dans ma formation, je me suis spécialisée dans le droit des affaires et le droit du travail mais de par mes origines, je me suis naturellement intéressée dans le droit des étrangers. Je suis donc aussi bénévole à Droit d’urgence qui vient en aide aux personnes dites « étrangères » ou en situation irrégulière. Je les accompagne parfois dans des préfectures pour faire des demandes de régularisation.

En France, les étrangers ne sont pas respectés par les agents de la préfecture qui prennent les personnes un peu comme des choses. Je le déplore. Je suis allée jusqu’à me disputer assez fortement une fois avec un d’entre eux.

Il y a aussi des techniques de dissuasion mises en place par certaines préfectures, des refus guichet illégaux. Elles disent à ces personnes qu’il leur faut prendre rendez-vous sur internet. Mais souvent, ça ne marche pas. J’ai un client qui a mis près de neuf mois pour avoir un rendez-vous sur internet ! Et s’il manque un document, il faut reprendre un rendez-vous et tout recommencer … »

Ses liens avec le Congo

« Toujours attachée au Congo Brazza où je retourne dès que je peux, j’envisage également d’y créer une association car j’ai vu des vidéos qui m’ont vraiment choquées : des personnes arrêtées arbitrairement, placées en garde à vue, torturées jusqu’à la mort. Il n’y a pas d’avocat commis d’office- en tout cas je n’en ai jamais vu- et ces personnes ne peuvent donc pas faire valoir leurs droits. Je me suis demandée ce que je pouvais faire alors j’ai décidé avec d’autres confrères résidant dans le pays, de mettre en place une plateforme pour permettre à ces personnes de nous contacter pour qu’on puisse les représenter gratuitement. Si cela fonctionne au Congo, j’aimerais m’organiser avec des confrères basés au Mali, au Bénin et dans d’autres pays d’Afrique où nous pourrions étendre ce projet. »

Ses conseils pour celles qui souhaiteraient suivre sa voie

« Parfois, je vois des femmes abandonner leurs études car elles sont enceinte. Je leur dirais de ne pas tirer un trait sur leur rêve. Quand j’étudiais, j’avais un job à côté et j’ai accouché de ma fille le 30 juin 2012, soit deux jours après la fin des examens. Je pense que quand on veut, on peut. Ça peut en revanche être bien plus compliqué pour les femmes qui n’ont pas de famille. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance d’avoir ma mère pour me soutenir. »

Les personnes qui l’inspirent

« Michelle Obama est mon grand modèle. Il y a aussi Beyoncé pour son côté battante, c’est une bosseuse et j’aime me référer à ce genre de femmes. »

EVENEMENT – RDV le 28 octobre au Hasard Ludique pour la release party de « Par les damné.es de la terre » de Rocé

Le rappeur Rocébien connu pour son engagement sans faille, sortira le 2 novembre prochain son nouveau projetPar les damné.e.s de la terre, une compilation de musiques engagées du temps des décolonisations et des luttes ouvrières, dont la sortie est prévue le 2 novembre.
Pour l’occasion, L’Afro et le label Hors Cadres organisent la soirée de présentation du projet avec les historien.ne.s qui ont participé au livret et la comédienne Aïssa Maïga, qu’on ne présente plus, et qui évoquera notamment son père, le journaliste Mohamed Maïga, grande figure de la résistance africaine.

On vous donne rendez-vous le dimanche 28 octobre à 16H au Hasard Ludique, 128 avenue de Saint Ouen, 75018 Paris, métro : Guy Môquet.

Au programme :

de 16h à 18h, une discussion suivie d’un échange avec le public avec

Amzat Boukari-Yabara

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©Maonghe M.

Historien et docteur de l’EHESS, Amzat Boukari-Yabara est notamment l’auteur de Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme (2014, éditions La Découverte) et de Walter Rodney (1942-1980) : les fragments d’une histoire de la révolution africaine (2015, éditions Présence Africaine) . Militant panafricain, il est également actif au sein de l’organisation Ligue-Panafricaine UMOJA.

Aïssa Maïga

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Source photo : Agences Artistiques

Aïssa Maïga est une actrice de cinéma depuis plus de 20 ans en France. En 2018, elle dirige et publie l’ouvrage collectif Noire n’est pas mon métier où une douzaine de comédiennes afrodescendantes en France partagent leurs expériences et leurs points de vue sur la pratique du métier en France en tant que femmes noires. Elle est également la fille du journaliste malien Mohamed Maïga, proche du président Burkinabè Thomas Sankara, qui a été assassiné en 1987. 

Naïma Yahi

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Source photo : Africultures

Naïma Yahi est historienne et chercheure associée à l’Unité de recherche Migrations et société (URMIS) de l’université de Nice Sophia Antipolis. Spécialiste de l’histoire culturelle des Maghrébins en France, elle est directrice de Pangée Network, organisme faisant la promotion d’une meilleure connaissance des différentes cultures composant la nation française au sein des institutions et des écoles. En 2009, elle est co-commissaire de l’exposition « Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France » et en a rédigé le catalogue à La Cité nationale de l’histoire de l’immigration désormais connue sous le nom de Musée National de l’histoire de l’Immigration. En 2013, elle co-dirige l’ouvrage collectif La France arabo-orientale, treize siècles de présence aux côtés de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Yvan Bastaut (éditions La Découverte).

Rocé

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Source photo : Rocé Facebook

Fils du résistant et anticolonialiste Adolfo Kaminsky, Rocé, rappeur indépendant semble avoir l’engagement dans le sang. Il démarre sa carrière dans le rap il y a une vingtaine d’années, a travaillé avec d’autres rappeurs tels que Manu Key de la Mafia K1fry ou encore JP Manova et a su imposer son style et sa vive plume. Cinq ans après avoir sorti son dernier album Gunz N’ Rocé (2013, Hors Cadres), Rocé présente son nouveau projet Par les Damné.e.s de la Terre. Il s’agit d’une compilation de chansons de luttes francophones, rendant hommage à des figures de luttes, de Colette Magny en passant par l’activiste et psychiatre Frantz Fanon, qui a inspiré le nom de l’opus dont la sortie est prévue en novembre 2018.

La journée finira avec une série des dj sets de 18h à 20h30 avec :
– Dj Kwabena NTK – Afro – West Indies – Soul – Hip Hop
– Dj Krimo (Toukadim) – Consciousness – Maghreb – Hip Hop
– Cheetah – Grime – Afrobeat – Afropop – Baile Funk – Hip Hop
– Momo Big Cheese – Soul – Funk – Maghreb

ENTREE LIBRE !

On vous attend nombreux.ses 😉 !

« Marche pour la Paix dans le 19ème », quand deux mamans se mobilisent

MOBILISATION – A l’instar de la marche initiée par des mamans à Saint-Denis, deux mères ont également décidé d’agir dans le 19ème arrondissement de Paris pour mettre fin aux violences entre les jeunes, suite à la mort d’un d’entre eux, Boubou Yatera, le 22 septembre dernier. Sandrine Valorus et Cathy Latif sont à l’initiative de la Marche pour la Paix dans le 19ème qui aura lieu samedi 25 novembre.

Un ras-le-bol après une mort « pour rien ». Voilà comment est née la mobilisation dans le 19ème arrondissement de Paris afin de lutter contre les violences entre les jeunes habitants. Quelques voix ont pu se faire entendre à ce sujet -comme le militant associatif Bakary Sakho qui a lancé un appel à la paix le 1er octobre– depuis l’élément déclencheur, la mort de Boubou Yatera, 18 ans, tué par balle le 22 septembre.

Sandrine Valorus et Cathy Latif, mères de famille vivant dans le 19ème, souhaitent également véhiculer un message fort pour qu’enfin cesse cette guerre entre quartiers. La première, âgée de 40 ans, s’est installée à Corentin Cariou il y a 15 ans, la seconde vit depuis toujours dans le 19ème et a élu domicile du côté d’Alphonse Karr après avoir grandi à Stalingrad. Les deux amies ont décidé d’organiser une « Marche pour la Paix dans le 19ème ». « Il y a eu bien d’autres jeunes tués dans les quartiers mais là, c’est la fois de trop pour nous ! » s’indigne Sandrine. « Quand c’est arrivé, nous nous sommes retrouvées toutes les deux pour en parler et on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose. On a donc organisé une première réunion le 12 octobre qui a rassemblé une soixantaine de personnes- dont beaucoup de mamans- et on a été agréablement surprises car on ne s’attendait pas à voir autant de monde », ajoute Cathy. Les deux femmes travaillent auprès de la jeunesse, Sandrine en tant que responsable éducatif ville et Cathy comme animatrice.

Optimistes et dynamiques, elles espèrent pouvoir mettre en place une action pérenne à travers ce collectif d’habitants qu’elles ont lancé, intégrant tous les quartiers de l’arrondissement. « Le but était de rassembler les mamans de tous les coins du 19ème, aussi bien de Place des fêtes en passant par Barbanègre, Botzaris ou Riquet. » Elles espèrent, à l’issue de cette marche, qu’ « une prise de conscience » opérera auprès des jeunes. « Nos enfants sont déjà impliqués, attentifs, fiers et marcheront à nos côtés samedi », précise Sandrine. L’union faisant la force, « nous avons reçu le soutien de toutes les structures associatives du 19ème », assurent-elles presque à l’unisson. Sans oublier celui de la mairie. Mais cela ne concerne pas que cette seule zone située dans le nord-est parisien. « Cette problématique touche aussi le 20ème, le 18ème, Grigny, Les Mureaux … Les personnes avec lesquelles nous avons pu échanger sur ces questions et originaires de ces quartiers feront également le déplacement ». Pour la suite, les deux mamans envisagent tout de même de travailler avec la municipalité mais pour l’heure, « on vous invite tou.te.s à nous rejoindre sur le parvis de la mairie du 19ème samedi 25 novembre à 14h30. »

INTERVIEW – Franck Gbaguidi, co-fondateur de SciencesCurls : « Les cheveux texturés permettent d’aborder de vrais problèmes de société » 

ENTRETIEN – Le cheveu comme enjeu sociétal, politique ou militant : c’est ce qu’ont décidé de mettre en avant quatre étudiant.e.s de l’école Sciences Po Paris depuis septembre 2016 en créant SciencesCurls. Parmi les fondateur.ices, un homme : Franck Gbaguidi, 23 ans, responsable du pôle conférence de l’association. L’Afro a souhaité avoir son point de vue sur cette question, presque exclusivement abordée que par des femmes.
Il n’apparaît sur aucune photo présentant les membres de l’association SciencesCurls. Pourtant, il en est l’un des instigateurs. La raison ? « Mettre en avant la parole des femmes. » Franck Gbaguidi espère que son implication au sein de la structure pourra permettre de fédérer davantage d’hommes à la cause pour questionner et célébrer les cheveux crépus, bouclés et frisés.

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Franck Gbaguidi, co-fondateur de SciencesCurls

Quand est né SciencesCurls ?

Avec trois de mes meilleures amies, on parle constamment de la question noire en France et notamment de cheveux. On s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup plus de personnes de couleur à Sciences Po maintenant par rapport à 2011, l’année où on y est entré. À l’époque, on n’était pas nombreux du tout, on se connaissait généralement et les coiffures que l’on voyait le plus souvent, c’était des tissages et des perruques. Aujourd’hui, beaucoup plus de personnes à l’école assument leurs cheveux naturels et jouent avec. Au détour d’une conversation dans le hall de Sciences Po, on s’est dit pourquoi pas monter une association pour aborder ces questions. L’association SciencesCurls est finalement née en septembre 2016.

Quel est le concept de l’association ?

L’idée est la suivante : comment, à partir du cheveu on peut soulever tout un tas de discriminations en ayant une approche différente, comment les combattre ou du moins les questionner, comment se sentir bien dans sa peau et en être fier.e. pour les célébrer en étant « unapologetic », c’est-à-dire sans s’en excuser.

On a choisi de mettre l’accent sur le visuel histoire de créer un peu de mystère et susciter des interrogations sans du tout tenter de « surpolitiser » notre discours. Par cette porte d’entrée qui peut paraître anodine pour certains, il y a de vrais problèmes de société que l’on soulève.

Qui a fondé l’association ?

Nous sommes 4 membres fondateurs et chacun apporte une forme de diversité à SciencesCurls. Réjane, la présidente, est martiniquaise, Kémi, la vice-présidente, est d’origine ivoirienne et nigériane, Loubna, la community manager est d’origine algérienne et moi qui m’occupe des partenariats avec les autres associations ; je représente le côté masculin. Cette variété permet de riches échanges parce qu’on ne vient pas tous du même milieu, qu’on n’a pas tous les mêmes expériences. L’idée n’est pas d’avoir une vision unique et singulière de la compréhension du cheveux bouclés, crépus, frisés dans la société mais de montrer une grande diversité d’expériences même si on en partage certaines.

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Réjane Pacquit, 21 ans, présidente de SciencesCurls

Combien y a-t-il de membres actifs aujourd’hui ?

Il y en a 21.

Quel est ton rapport au cheveu ?

C’est assez étonnant mais bizarrement avant de me lancer dans SciencesCurls, je regardais les cheveux uniquement d’un point de vue féminin, à travers ma mère et ma petite sœur en particulier. Par exemple, je me souviens d’un été où ma sœur postulait pour être hôtesse d’accueil et qu’elle m’a raconté que pendant l’entretien, on lui avait demandé comment elle comptait faire avec ses cheveux car le job exigeait qu’ils soient lisses et qu’elle porte toujours des tresses. Là, j’ai réalisé que concrètement, les cheveux pouvaient être une barrière à l’embauche. Puis, en réfléchissant davantage à la question, je me suis rendu compte que je ne m’autoriserais pas à porter un afro de 10-20 cm. Pareil pour les locks. Il y a aussi cette idée que chez les hommes aux cheveux texturés, si la coupe n’est pas courte, ou bien contourée, ça ne fait pas sérieux. Ce sont des barrières intrinsèques qu’on a totalement intégré.

Mettrais-tu les femmes et les hommes sur le même plan à ce sujet ?

Non, je trouve que c’est beaucoup plus complexe, perfide et poussé chez les femmes. En soi, il faut d’abord gérer le fait d’être une femme en plus d’être non-blanche ; si on ajoute à cela tout le fantasme et l’imagerie sexuelle autour des cheveux… Cela les poursuit non seulement dans le milieu professionnel mais aussi avec leur entourage. Sur notre page Facebook, on ne compte plus le nombre de messages de filles qui nous écrivent pour nous dire qu’on leur touche les cheveux, qu’on leur fait des réflexions, qu’on se moque d’elles.

Penses-tu qu’il y aura plus d’hommes à l’avenir qui rejoindront l’association ?

Il y en a déjà pas mal qui soutiennent l’association et relaient nos informations. Dans notre série de portraits tous les jeudis où quelqu’un parle de ses cheveux texturés, il y a déjà deux hommes qui ont participé et on en attend d’autres. Je pense que ça va se faire et ça ne m’étonnerait pas qu’il y en ait 2 ou 3 qui nous rejoignent l’année prochaine.

Il est important que la parole des femmes de SciencesCurls soient mise en avant mais avec ma petite présence, j’essaie de faire en sorte que les hommes se sentent concernés.

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Kemi Adekoya, 23 ans, vice-présidente de SciencesCurls

Comment ta famille a réagi quand tu as parlé de ton implication au sein de SciencesCurls ?

Comme la plupart des membres de l’association, mes parents font partie de la première génération d’immigrés en France. Pour ma mère, la priorité c’est que je fasse ce qu’il faut pour réussir, que je sois présentable et si j’ai plus d’un demi-millimètre de cheveux sur la tête, c’est déjà trop. On n’a pas du tout la même approche vis-à-vis des cheveux.

Ce qui est drôle, c’est qu’il s’agit d’un des rares sujets où ma sœur et moi apprenons des choses à nos parents ou du moins, on met la lumière sur des discriminations qu’ils auraient occultées ou pas vues. C’est un espèce de rapport inversé puisqu’en général, c’est plutôt eux qui nous apprennent des choses.

Quand je leur ai dit que j’allais prendre part au lancement d’une association autour des cheveux crépus, bouclés, frisés à Sciences Po et qu’il y avait une procédure de reconnaissance exigeant d’obtenir 120 voix pour avoir le statut d’association ou d’initiative associative, mes parents ne pensaient pas qu’on y arriverait. Maintenant, ils voient que ça marche et surtout que ça fédère. Ils n’étaient pas étonné.e.s de mon engagement associatif car je suis déjà impliqué dans plusieurs associations depuis le début de ma vie universitaire mais concernant SciencesCurls, ils ne devaient pas s’y attendre, je n’ai même pas de cheveux ! Mais je pense qu’on peut être un homme et être féministe, ne pas avoir d’afro et être membre actif de SciencesCurls, ne pas être Chinois et faire partie d’une association chinoise. Je ne crois pas en la segmentation des combats. Évidemment, il faut savoir créer des safe spaces où, s’il le faut, les femmes de SciencesCurls feront des ateliers entre elles, mais il ne faut absolument pas que d’autres personnes intéressées se privent de rejoindre le mouvement.

Des exemples de cas où tu as pu apprendre des choses à tes parents ?

Ma sœur et moi avons eu deux discussions intéressantes avec eux : une il y a quelques années sur leur définition d’une coupe « acceptable, présentable », c’est-à-dire courte pour les garçons et « qui ne va pas dans tous les sens » pour les filles. On leur a expliqué en quoi ils intériorisaient et reproduisaient des discriminations systémiques en tenant ce genre de propos. Plus récemment, on a déconstruit tous leurs préjugés sur les locks. Dans les deux cas, ils ont été très réceptifs et se sont rendus compte du caractère non acceptable de ce type de discours. On relaie aussi fréquemment des exemples de discriminations subies par les étudiants-modèles de la série « Curls of Sciences Po » à découvrir sur la page Facebook de l’association. Ça les aide à mieux comprendre.

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Une partie de l’équipe SciencesCurls

Dans quelles autres associations es-tu impliqué ?

Je suis actuellement responsable partenariat associatif de l’ASPA (Association Sciences Po Afrique) et responsable de la filière énergie membre de AEAP (Association de l’école d’affaires publiques) et j’ai fondé SPIV (Sciences Po Paris IV). Quand j’ai étudié à Vancouver de 2013 à 2016, j’étais notamment représentant étudiant du programme “African studies” à l’University of British Columbia.

Je m’engage dans des thématiques qui ne sont pas forcément liées mais me passionnent toutes et il est important justement de ne pas s’enfermer dans une catégorie et en même temps ne pas s’interdire de prendre part à des combats qui nous touchent. Je me considère comme une personne complexe et je n’ai pas peur de le montrer.

Tu as une vie associative bien remplie !

Oui, car je considère, tout comme ma sœur qui y est aussi, que faire partie d’une école telle que Sciences Po est un privilège. Mais c’est également une plate-forme pour éduquer les autres sur certaines questions. Je me souviendrai toute ma vie de mon voyage en première année à Prague. Pendant le transport, j’enlève mes chaussettes et un de mes camarades, qui est devenu un bon ami, m’interpelle avec insistance « mais Franck, pourquoi tu as la plante des pieds blanche ? ». Il n’avait littéralement jamais vu ça ! Je précise qu’il est dans une grande école, a un bac international, a voyagé … Là, je me suis dit qu’il fallait vraiment faire quelque chose et éduquer ces gens qui peuvent lire tous les bouquins du monde ce qui ne sert à rien s’ils ne savent pas des choses basiques comme celle-là et se retrouvent à m’agresser, car c’est de cette façon que je l’ai vécu, à me poser cette question-avec la connotation bestiale qu’il y a dedans- face à laquelle j’étais confus et n’avais pas su quoi répondre puisque du point de vue biologique, j’ai toujours connu ça. Je me suis demandé comment des personnes qui ont une connaissance limitée de mon corps alors pouvaient comprendre mes problèmes.

Ces personnes seront amenées demain à occuper des postes importants et auront un impact direct sur la vie de mes frères et sœurs et les gens issus des minorités. Et dès le lendemain, je me suis investi au sein de l’ASPA. En repensant à cette épisode, jamais je n’aurais imaginé être cinq ans plus tard un des co-fondateurs d’une association qui parle de cheveux texturés. Je prends mon temps pour tenter d’éduquer car si je ne le fais pas, peut-être que personne ne le fera. Il était hors de question pour moi de rester silencieux et de subir des micro-agressions quotidiennes.

Est-ce que ces personnes que tu dis vouloir éduquer s’intéressent aux activités de SciencesCurls ?

Oui, beaucoup plus qu’on le pense. Notre politique, c’est toucher le plus grand nombre. Évidemment, les personnes aux cheveux texturés se sentent plus concernées et sont les plus nombreuses à venir à nos événements mais notre public est assez varié et c’est une bonne surprise.

Quelle(s) personnalité(s) t’inspire dans cette démarche  ?

Quand on a monté l’association, bizarrement, les étoiles se sont alignées et Solange Knowles a sorti « Don’t Touch my hair »et deux jours après,  on a lancé notre compte Twitter. Solange est l’allégorie de tout ce qu’on essaie de montrer. Son combat n’est pas récent, elle a fait son big chop au moment où ce n’était pas forcément populaire. Je la suis depuis son premier album et j’ai pu voir son évolution. Elle m’inspire énormément par ses paroles, par ses prises de position et par ce qu’elle est, en choisissant d’être elle sans filtre. Il y a aussi Chimamanda Ngozi Adichie qui est notre fer de lance pour ce qu’elle dit, ce qu’elle représente, et surtout, elle arrive à mettre des mots sur des réalités qu’on voit ou qu’on subit et qu’on n’a jamais théorisé, comme le féminisme noir en général.

Quels sont les projets à venir pour SciencesCurls?

La prochaine conférence est prévue le 8 mars sur le thème « Love yourself : et si votre cheveu vous connaissait mieux que vous ? » . Une table-ronde aura lieu le 6 avril en partenariat avec l’ASPA sur les beautés africaines entre création, définition et appropriation. On est actuellement en discussion pour ouvrir une antenne à Sciences Po Reims, pour faire perdurer l’association et que ce ne soit pas le projet d’une seule année.

Un mot de la fin ?

L’école nous a pas mal soutenu dans notre projet et il a été assez facile de mettre l’association sur pied. Je ne sais pas si ça aurait été le cas dans d’autres écoles ou facs françaises, certaines auraient trouvé ça tiré par les cheveux ! À Vancouver, on nous aurait même encouragé à aller plus loin. Et logistiquement parlant, cela aurait été beaucoup plus compliqué il y a 5 ans car il y avait beaucoup moins de personnes concernées, ce qui montre comment les choses ont évolué.

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