Interview – Susana Pilar, artiste cubaine : « quand des aîné.es décèdent, une partie de l’histoire s’en va aussi »

ENTRETIEN – Susana Pilar est une artiste cubaine présente pour la première fois en France et ce dans le cadre de AKAA Fair  au Carreau du Temple jusque dimanche 11 novembre. Elle y expose des photographies issues des archives de sa famille dont elle tente de reconstituer l’histoire, de l’esclavage à nos jours.

Comment décririez-vous votre travail ?

Je dirais qu’il est divers mais que ce que l’on retrouve dans l’ensemble, ce sont les performances. J’utilise différents médias : la photographie, des installations sonores, des vidéos … je les choisis en fonction de ce que je veux dire à un instant T.
Mon travail traite des violences faites aux femmes, du racisme, de la migration, les limites de l’être humain, de l’histoire ou de l’absence d’histoire pour les afrodescendant.es et la communauté chinoise en rapport avec mon histoire familiale. Car les histoires de ces populations ne sont pas assez racontées.

Vous évoquez « l’absence d’histoire » concernant votre famille. Où allez-vous chercher vos informations à ce sujet ?

Je consulte les archives cubaines. En général quand on trouve des informations historiques concernant les noir.es, ce sont des choses négatives, liées à l’esclavage, souvent venant des documents en relation avec des esclavagistes. Je pose également des questions aux membres de ma famille. Mais des élements restent manquants et j’utilise mon art et mon imagination pour combler ces vides ; il y avait quelque chose, je préfère donc faire une proposition plutôt que de me dire qu’il n’y avait rien à ces endroits-là.

Qu’avez-vous découvert jusqu’ici ?

Dans le cas de mon arrière-arrière-grand-mère du côté de ma mère, elle a élevé six enfants et est décédée très jeune. C’est ensuite mon arrière-arrière-grand-père qui s’est occupé des enfants. Il était argentier. Ma grand-mère maternelle était une mère célibataire qui a élevé 6 enfants et avait un tas de petits boulots pour subvenir à leurs besoins car elle n’avait aucun soutien financier de la part de mon grand-père. Pour résumer, ils se débrouillaient comme iels pouvaient pour permettre aux génerations suivantes de faire des études et avoir des vies meilleures.

Du côté de mon père, on retrouve beaucoup de professeurs car c’était le métier le plus respectable pour un Noir.e à l’époque. Je suis aussi tombée sur des documents au sujet de ma grand-mère paternelle , apparemment, elle étudiait la musique mais personne n’en a jamais parlé. Peut-être qu’un.e Noir.e prenant cette voie était mal vue et qu’on ne l’a pas laissé poursuivre. C’est une théorie, je continue donc mes recherches pour en savoir plus.

Vous disiez plus tôt avoir des origines africaines et chinoises. Pouvez-vous en dire plus à ce sujet ?

Les esclaves de ma famille étaient de la Sierra Leone et du Congo. En ce qui concerne mes ancêtres chinois, toujours du côté de ma mère, ils viennent de la région du Canton. Les Chinois sont arrivés en bateau pensant qu’ils allaient aux États-Unis dans le but de travailler mais se retrouvaient finalement à Cuba et étaient aussi mal traités que les esclaves. C’est pourquoi beaucoup de familles ayant ces deux héritages.

Susana Pilar (source photo : Galleria Continua)

Quand vous êtes-vous lancée dans ces recherches ?

Il y a quatre ou cinq ans.
Ma grand-mère me montrait souvent une image de sa mère sans m’en dire plus. Cela a réveillé ma curiosité. Quand je les interroge, je me rends compte que certain.es ont des versions différentes des mêmes histoires. Quand des aîné.es n’ont plus toute leur tête parce qu’iels sont trop vie.ux.illes ou quand iels meurent, une partie de l’histoire s’en va aussi. Ce n’est pas valable que pour ma famille. On peut en dire autant de Cuba, du Brésil, du Costa Rica, des États-Unis.
Les esclavagistes consideraient que les histoires de ces personnes n’étaient pas si importante donc on n’ecrivait rien à leur sujet. Ils séparaient les familles et melangeaient des personnes venant de régions différentes pour qu’elles ne puissent pas communiquer, ne parlant pas forcément la même langue.

J’ai également une cousine, Martha, qui écrit un livre pour documenter l’histoire de notre famille. J’aimerais travailler avec elle là-dessus.

Avez-vous déjà montré cette partie de votre travail, mettant en scène les photos de femmes de votre famille issues des archives familiales, à Cuba ?

Non pas encore. Je l’ai montré à Venise en plus d’avoir fait une performance où je tirais un bateau attaché à ma taille, une métaphore de l’héritage que je porte.

Comment a réagi votre famille quand vous avez entrepris ces démarches ?

Je pense qu’iels sont content.es voire reconnaissant.es, particulièrement les plus âgé.es qui peuvent transmettre ce qu’iels savent.

Quel.les sont les artistes qui vous inspirent ?

Ana Mendieta, artiste cubaine-américaine décédée en 1985 qui travaillait autour des femmes et du rituel.

Un mot de la fin ?

Beaucoup de femmes devaient être à la fois mère et père à la fois, comme ce fut le cas de ma mère et de ma grand-mère. Pour moi, elles sont des exemples à suivre. Elles sont mes piliers.

INTERVIEW – La photographe Joana Choumali, chroniqueuse de la société ivoirienne mais pas que

ENTRETIEN – Elle documente la société ivoirienne, où elle est née, a grandi et continue de vivre. A 43 ans et après dix de carrière comme photographe, Joana Choumali utilise son travail pour répondre à des questionnements identitaires, pour tenter de définir ce qu’est le continent africain et ce que sont censé.e.s être ses habitant.es avec son parcours, loin des clichés et de l’essentialisation de la femme africaine.
Elle est actuellement l’une des 50 femmes artistes à la Foire d’art contemporain AKAA -sur un total de 151 artistes- jusqu’à dimanche où elle présente sa série  « ça va aller… » réalisée l’an dernier à la suite de l’attentat de Grand-Bassam. Elle prendra d’ailleurs part à une discussion samedi à 14h où elle évoquera ce travail qui lui a permis « d’exorciser » ces angoisses après cet événement tragique.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Joana Choumali, je suis artiste visuelle et photographe ivoirienne vivant et travaillant à Abidjan. La plupart de mes projets tournent autour de l’identité, du rapport au corps, de la féminité aussi. Je m’inspire également des faits de société que j’observe.

Comment et quand vous êtes-vous mise à la photographie ?

Depuis l’adolescence, j’y pensais. Je suis devenue officiellement photographe en 2007 quand j’ai démissionné de l’agence de publicité où je travaillais pour créer mon propre studio. Avant ça, je me suis mise sérieusement à la photo en 1999 quand j’étais en école d’arts appliqués à la publicité et au design d’intérieur au Maroc. Des cours de photographie étaient inclus dans mon cursus. J’ai approfondi mes connaissances en prenant des cours particuliers.

Votre famille a-t-elle compris votre choix de carrière ?

A l’adolescence, je n’en parlais pas, j’y étais très intéressée et je prenais des photos de façon amateur, comme tout le monde. Ma famille n’a pas été surprise car j’ai toujours été fascinée par les images, que j’ai toujours eu une touche artistique en moi, tout le monde savait que j’étais un peu spéciale (rires). Mon père est un homme qui aime beaucoup la culture et nous a élevé dans une atmosphère de curiosité culturelle avec beaucoup de musique, de toutes sortes, mais aussi de de cinéma, de littérature …

Votre famille n’a donc pas tenté de vous en dissuader ?

Non, pas du tout.

Awoulaba taille fine Joana Choumali

Comment définissez-vous votre travail ?

Mon travail est un témoignage de mon temps, de ce qui m’entoure, des multitudes de cultures, de sous-cultures et des phénomènes que j’observe, que ce soit sur mon continent ou à l’extérieur. J’aime beaucoup faire des parallèles entre ce qui rapprochent les cultures plutôt que ce qui les divisent. Beaucoup de gens disent que mon travail est empreint d’émotions. Je fais mon travail avec le cœur et j’espère que ça se voit.

Parmi les sujets qui vous intéressent, les critères de beauté des femmes en Afrique et en Occident, la notion d’héritage, de transmission, des invisibles de la société… C’est très sociétal. Comment choisissez-vous les thèmes à traiter ?

Tout simplement, en passant mon temps à observer. J’essaie de garder un regard nouveau, innocent sur les choses. Je m’émerveille d’un rien, je ne suis jamais blasée mais au contraire toujours curieuse à l’idée de faire des découvertes. Souvent, le sujet de mes recherches n’est pas éloigné de mon quotidien. J’observe tout d’un point de vue domestique, quand je pars en voyage ou même quand je me rends tout simplement au marché près de chez moi ou vais chercher mes enfants. J’ai une vie intérieure qui est parfois un peu énervante même parce que je me pose des questions dans ma tête assez souvent (rires).  Je décide ensuite de me poser ces questions à haute voix en utilisant mon appareil photo pour ouvrir une conversation et voir si les avis convergent ou divergent.

Resilients Joana Choumali
De la série « Resilients » © Joana Choumali

Vous parliez plus tôt d’identité, thème central de votre série « Resilients » où des femmes afrodescendantes posent dans les tenues traditionnelles de leur mère ou grand-mère. Dans une interview pour Deuxième page en novembre 2015, vous disiez de ce travail qu’il vous a « permis de renouer avec la mémoire » de votre grand-mère paternelle qui parlait peu le français tandis que vous ne maîtrisiez « pas suffisamment l’Agni », la langue qu’elle parlait. Vu de la France, ou même de l’Occident, cela peut surprendre.  Vous a-t-on par exemple reproché de ne pas parler cette langue ?

Oui, bien sûr ! Quand j’étais adolescente, on me disait « oh ! ce n’est pas une vraie Africaine, elle ne parle pas la langue de sa mère ! »,  « c’est la fille de la blanche », car ma mère n’est pas ivoirienne d’origine mais métisse espagnole équato-guinéenne et on ne le voit pas sur mon visage ou ma peau. Quand on ne rentre pas dans le cliché auquel on nous a assigné, on se retrouve souvent mis de côté. A travers mon travail, j’arrive parfois à nourrir certains questionnements personnels mais qui touchent tout le monde, je pense : Qui suis-je ? D’où je viens ? Où je vais ? Qu’est-ce que je deviens ? Qu’est-ce que je veux devenir ?

L’Afrique d’aujourd’hui est encore plus à propos en ce qui concerne ces questions. Le continent mute très vite et reçoit tellement d’influences en même temps qu’il est parfois difficile de définir qui on est. Mais ce qui est vraiment formidable, c’est que grâce à internet ouvert au monde entier, un jeune qui vit à Bamako ou Kigali peut injecter un peu de sa culture en Islande ou en Allemagne. C’est passionnant de voir qu’autant nous recevons les informations et les cultures américaines ou européennes, autant nous arrivons à faire connaître notre pop culture qui existe.

Ces invisibles Joana Choumali
De la série « Ces invisibles » © Joana Choumali

Arrivez-vous à obtenir des réponses aux questions que vous vous posez à travers votre travail ?

Disons que c’est un voyage encore en cours (rires), encore fragile mais qui m’a apporté, et m’apporte encore beaucoup.

On peut aussi dire que votre travail est cathartique si on évoque votre série « ça va aller… », réalisée deux semaines après l’attentat de Grand-Bassam en mars 2016 ?

Oui complètement ! J’ai travaillé en catharsis total, c’était une sorte de méditation. Répéter le même geste en reproduisant ces tout petits points de broderie sur chaque image, de la modifier physiquement, pouvoir la toucher, c’était une forme de thérapie. Cela m’a permis de calmer une certaine anxiété, une tristesse que je n’arrivais pas à exprimer avec des mots.

Ce qui m’a le plus choqué dans cet événement, c’est le fait que l’information soit passée si vite aux oubliettes. Au départ, je voulais me lancer dans un projet documentaire mais je me suis dit qu’on allait également le jeter à la trappe rapidement. Alors que d’arriver à faire ressentir à l’autre ce qu’on a soi-même ressenti, il n’y a plus de frontière ni de couleur de peau, c’est juste un ressenti humain que l’autre reçoit.

CA VA ALLER 6
De la série « ça va aller … »  © Joana Choumali

Quel lien entretenez-vous avec la diaspora ivoirienne et plus largement africaine présente en France  ?

Je viens de temps en temps ici et j’ai des amis ivoiriens ici. J’ai en général de bons retours, y compris en Côte d’Ivoire.

Ce que je reçois très souvent et de façon directe, c’est sur mon profil Instagram où il y a une forte communauté d’Ivoirien.nes et d’Africain.es de la diaspora qui suivent ce que je fais et mes posts quasi-quotidiens de la ville et commentent en me disant « oh je suis fier.e d’être Ivoirien.ne ! », « qu’est-ce que j’ai envie de rentrer au pays ! », « ça me rappelle mon enfance ».

Y a-t-il une série qui, selon vous, a plus touché la diaspora ?

Je crois que « Resilients » a beaucoup touché les femmes de la diaspora.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Je poursuis la série « ça va aller… ».

La plupart de vos projets sont basés en Côte d’Ivoire ?

Oui, sauf « Adorn » qui est basé au Sénégal – série autour des standards de beauté et du maquillage des femmes sénégalaise ndlr. Mais si Insh’Allah, un projet futur que j’aimerais entamer me permettra de voyager dans d’autres pays africains.

Un mot de la fin ?

Soyez vous-même.

Pour suivre l’actu de Joana Choumali, rendez-vous sur son compte Instagram, sur Facebook et sur son site internet.

#Fraicheswomen2017 n°4 : Aïssé N’Diaye, fondatrice d’Afrikanista

Mode – Aïssé N’Diaye et sa marque Afrikanista aux t-shirts floqués de messages afro d’utilité publique et aux légendaires épaulettes à franges, on vous en avait déjà parlé l’an dernier. La volonté de cette afrofrançaise de transmettre la culture héritée de ses parents immigrés d’origine mauritanienne à travers des citations africaines et sa façon de remettre en question les valeurs françaises se voulant républicaines et universelles nous ont interpellé et marqué. Après avoir sorti trois collections fortes, Aïssé N’Diaye est un nom qu’il va vous falloir retenir, une vraie fraiche woman. Si vous en doutez, elle va vous donner de quoi vous décider.
« A travers ma marque de vêtements, je souhaite rendre hommage à ma mère, mes parents, les anciennes générations africaines et plus globalement à la culture subsaharienne de l’Afrique de l’Ouest »
Comment définissez-vous votre travail ?
A travers ma marque de vêtements AFRIKANISTA, je souhaite rendre hommage à ma mère, mes parents, les anciennes générations africaines et plus globalement à la culture subsaharienne de l’Afrique de l’Ouest dont je suis issue (je suis d’origine mauritanienne).
Dans mes collections, je glisse également des questionnements quand à ma condition de française issue de l’immigration -sic- et le rapport entre la culture française dans laquelle je baigne depuis ma naissance et ma couleur de peau, mon ADN, mon héritage et les valeurs que mes parents m’ont inculqué à travers ma culture africaine, mon positionnement dans la société française en tant que citoyenne, le déni de la France à l’égard de l’Afrique à travers l’histoire, l’invisibilisation des noirs dans la société…
A-t-on essayé de vous décourager de faire ce que vous faites, ou vous avez été plutôt encouragée, choyée, portée ?
Mes parents n’ont pas pris au sérieux mon projet dans les débuts, surtout mon père qui n’a pas compris quand j’ai démissionné de mon poste de visuel merchandiser alors que j’étais confortablement installée dans mon métier que je pratiquais dans une boîte où je travaillais depuis onze ans …
Je ne pense pas que c’était en rapport avec le fait que je sois une femme et noire mais plutôt par rapport aux lendemains incertains et à la précarité de ma situation financière que ça pouvait entraîner.
Aujourd’hui ce sont les premiers à m’encourager, mes amis me soutiennent beaucoup également et me motivent à m’accrocher et à continuer l’aventure.
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Crédits photo : Noellal
Quand vous êtes-vous sentie pleinement créatrice de mode ?
Quand j’ai sorti la collection « LIBERTÉ, ÉGALITÉ, AFFAIRE DE PAPIERS », j’étais fière de voir qu’elle plaisait et que les gens comprenaient le message que je voulais faire passer. Cette collection fait référence à l’immigration en France à travers cette notion de « papiers »; la carte nationale d’identité ou le titre de séjour conditionne la situation et la place de chaque personne issue de l’immigration au sein de la société française qui, malheureusement, ne reconnaît pas cette partie de la population comme étant des citoyens à part entière.

La notion de fraternité est biaisé. Quand l’article 1 de la Constitution dit en ces termes :  » la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances(…) », tu te dis qu’on ne respecte même pas la loi, tant il y a un décalage avec la vie réelle. Je voulais montrer que les immigré.e.s sont des gens lambda et montrer la mixité sociale à travers les quartiers populaires, ces petits bouts d’Afrique qui rendent si belle notre capitale qu’est Paris.

 

« LIBERTÉ, ÉGALITÉ, AFFAIRE DE PAPIERS », c’est cette France multiculturelle qu’on refuse de célébrer, ce sont ces immigré.e.s qu’on pointe toujours du doigt et qui servent toujours de bouc émissaires quand le pays va mal.
Je n’ai pas créé cette collection toute seule : c’était la dernière avec mon ancienne associée, Nadia, qui a quitté l’aventure juste après le lancement. À ce moment-là, elle m’a dit: « Aïssé, cette marque, c’est ton bébé, ton histoire. Tu es la meilleure narratrice de ce projet et il faut que tu laisses parler ta créativité en étant seule aux commandes ». On en a pleuré ensemble….
Je me suis sentie LIBRE et pleinement créatrice de mode à partir de là.
Aujourd’hui, Nadia suit toujours la marque -car c’est ma sœur de cœur- et ses conseils me sont toujours précieux.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Après ma collection en collaboration avec XARITUFOTO, je travaille sur la prochaine qui sortira au premier trimestre 2018.
Quelle est votre principale source d’inspiration ?
Mes parents sont ma principale source d’inspiration et plus particulièrement, ma mère.