Les Misérables, Nick Conrad, Miss noires… ce qui a marqué cinq journalistes afro en 2019

BILAN – Jamais deux sans trois ! Comme les deux années précédentes, nous avons demandé à des rédacteur.ices, reporter.ices d’images et autres professionnels des médias de partager chacun.e trois événements qu’ils ne sont pas prêt.es d’oublier avant de passer à l’aube de l’an 2020. On laisse désormais la parole à Rouguyata Sall, François Oulac, Eva Sauphie, Estelle Ndjandjo et Eric Amiens.

Rouguyata Sall, journaliste pigiste (Mediapart, Liaisons sociales)

Rouguyata Sall

Les femmes de chambres de l’hôtel Ibis Batignolles en grève (17 juillet 2019)

« Depuis le 17 juillet, les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles à Paris sont en grève. Parmi ces femmes, certaines ont des problèmes de santé, d’autres des difficultés à faire garder leurs enfants pendant la grève. Toutes sont précaires. Elles n’ont pourtant rien lâché pour améliorer leurs conditions de travail, dénonçant leurs cadences et les dérives de la sous-traitance du nettoyage dans les grands groupes hôteliers. Ces femmes n’ont toujours pas obtenu gain de cause, vous pouvez les soutenir ici. »

La convergence des luttes lors de la marche Adama III (20 juillet 2019)

« Après trois ans d’actions du comité Vérité et Justice pour Adama, une convergence inédite s’est produite à Beaumont lors du funeste anniversaire de la mort d’Adama Traoré : celle des habitants des quartiers populaires, des antifas, des gilets jaunes, des militants écologistes, de la LDH, d’Amnesty, d’élus de gauche et des syndicats. Ce fut l’occasion de rappeler que les violences policières ne datent pas du mouvement des Gilets Jaunes et qu’elles trouvent leur généalogie dans les quartiers populaires. »

La découverte de Homo luzonensis, cinquième espèce humaine (10 avril 2019)

« En avril dernier, des chercheurs ont découvert une cinquième espèce humaine aux Philippines. On l’appelle Homo luzonensis et il aurait vécu en même temps que nos ancêtres Homo sapiens il y a plus de 50 000 ans. Il est plus petit, n’a pas les mêmes pieds et les mêmes dents que nous, mais génétiquement, c’est le cousin préhistorique de toutes et tous les Homo sapiens que nous sommes. Reste à savoir comment il est arrivé sur l’île de Luçon pour en savoir un peu plus sur les migrations de l’époque ! »

Eva Sauphie journaliste culture lifestyle et société (Jeune Afrique, Le Point Afrique, Les Inrocks)

Eva Sauphie

La libération de la parole des femmes au Fespaco (février 2019)

« Plus d’un an après l’affaire Weinstein aux Etats-Unis et le mouvement #metoo qui a suivi sur la Toile à l’échelle mondiale, la loi du silence se brise enfin sur le continent africain. C’est dans la douleur et l’émotion générale que la parole de quatre actrices harcelées et abusées sexuellement s’est libérée lors d’une table ronde organisée en marge du festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou. Un moment historique qui a conduit la profession à réagir en radiant de la compétition le réalisateur burkinabè Tahirou Tasséré Ouédraogo, qui avait sévèrement agressé son assistante, Azata Soro, aujourd’hui défigurée. »

Les soulèvements populaires en Afrique (décembre 2018 / mars 2019)

« Impossible de ne pas mentionner les révoltes populaires survenues au Soudan puis en Algérie cette année. Ces peuples unis ont brisé le mur de la peur de manière pacifique avec résilience et dignité. Une leçon de courage et d’humanité. Comme beaucoup, je garde en tête l’image symbolique de cette étudiante soudanaise toute vêtue de blanc, Alaa Salah, juchée sur une voiture, le doigt levé, haranguant la foule de manifestants en chantant des hymnes révolutionnaires… »

Le film Les Misérables de Ladj Ly (sorti en salle en novembre 2019)

« Un film poignant qui traite avec justesse et sans manichéisme de la réalité des quartiers populaires situés de l’autre côté du périph’ parisien et de ses habitants : des policiers de la BAC aux gamins des cités. Ladj Ly, qui a grandi dans les tours des Bosquets de Montfermeil, réalise 20 ans après La Haine un premier long-métrage de fiction qui puise dans les codes du documentaire. Il ouvre la voie à une nouvelle génération de réalisateurs qui souhaitent se réapproprier leurs récits. Primé à Cannes, Les Misérables pourrait bien rafler l’Oscar du meilleur film étranger en 2020. »

François Oulac, journaliste podcast Le Tchip

François Oulac

La condamnation de Nick Conrad (mars 2019)

« La condamnation en justice du rappeur Nick Conrad pour “provocation au crime”, avec son clip “Pendez les Blancs”, est l’actu qui m’a le plus marqué en 2019. La couverture médias était hystérique, la décision de justice quasi inédite… Il n’y a pas un aspect de ce fait divers qui ne soit pas passionnant. J’ai eu l’occasion de rencontrer et interviewer Nick. Sa condamnation en dit long sur la mentalité française. » 

La fin de Game of Thrones (mai 2019)

« Chacun son avis sur la qualité du finale de GoT, mais pour moi c’est l’un des événements pop culturels les plus importants de 2019. Ne pas en avoir parlé dans Le Tchip reste mon plus grand regret. Cette série était un formidable déclencheur de débats sur les questions de représentation et d’identités à la télévision et dans la fantasy. Et puis, je suis soulagé soulagé de voir se terminer l’hystérie collective que déclenchait chaque épisode… »

Miss Guadeloupe devient Miss France (décembre 2019)

« En tant que Guadeloupéen je suis obligé d’en placer une pour Clémence Bottino ! Ma cousine fait partie du comité Miss Guadeloupe, et regarder le concours de miss France, c’était un rituel familial quand j’étais plus jeune. Très heureux donc de voir Miss Guadeloupe remporter la couronne, surtout cette année où les planètes se sont alignées en termes de représentation de la beauté noire avec miss Univers, miss USA, etc. » 

Estelle Ndjandjo, journaliste basée à Dakar (Reuters)

Estelle Ndjandjo © Lucie Weeger

Le lancement de la marque Fenty Beauty par Rihanna (mai 2019)

« C’est un vrai tournant ; Riri est la première femme noire à lancer sa propre marque de luxe éponyme -Fenty est son nom de famille ! Son Savage Fenty Show a ringardisé le Victoria Show, organisé par deux hommes cis hétéro, tellement que ce dernier a été annulé cette année ! Le fait qu’elle intègre tant de diversité (des personnes handicapées, plus size etc) m’a permis de questionner mon propre regard, mes attirances. Cet esprit inclusif véhiculée par la marque va donner le tempo des années 2020. »

L’exposition « Le modèle noir : de Géricault à Matisse » au Musée d’Orsay (26 mars 2019 – 21 juillet 2019 )

« J’y suis allée plusieurs fois, avec des ami.es, en famille… J’y ai rencontré une femme venue de Guadeloupe qui y était avec ses enfants et m’a confié que c’était la première fois qu’elle mettait les pieds au Musée d’Orsay! Plus de diversité attire forcément un public plus large… Ayant fait des visites du Paris Noir, j’ai encouragé le public à la voir en complément. Le bémol : le plus souvent, les œuvres montraient les noir.es en position d’infériorité. On pourrait prendre des images de notre époque, faire une exposition parallèle et on constaterait la même chose. Ce qu’il est important de retenir, c’est qu’il s’agit de constructions sociales. »

Le documentaire Surviving R. Kelly (janvier 2019)

« Cela m’a bouleversée. Je ne pensais pas que ce serait aussi difficile à digérer. R. Kelly incarne le plus haut niveau de masculinité noire toxique. Il savait que personne ne se préoccuperait du sort de femmes noires. Il aurait du aller en prison depuis longtemps mais il a été protégé car il est célèbre, riche et très influent dans le monde du R&B. Un an après l’affaire Weinstein, personne n’a écouté les familles qui l’accusent. Il y a aussi un côté Cosby dans cette histoire ; il s’agit d’une grande figure de la communauté noire. »

Eric Amiens, journaliste (RFI)

Eric Amiens

L’avènement des Miss noires


« C’est la première fois qu’autant de femmes noires sont couronnées dans des concours de beauté : en janvier 2019, Khadidja Benhamou a été élue Miss Algérie. Le titre de Miss Monde 2019 est revenu à la Jamaïcaine Toni-Ann Singh. La Miss Guadeloupe, Clémence Botino, est élue Miss France 2020. Les réactions sur les réseaux sociaux n’ont pas été toujours très tendres avec ces femmes. Mais une chose est sûre : ces élections bousculent les codes de la beauté. Les traits négroïdes sont reconnus et valorisés. La beauté est plurielle. Des têtes bien faites n’empêchent pas des têtes bien pleines. Clémence Botino a obtenu la meilleure note au test de culture générale, de Miss France avec une note de 17,5 sur 20. « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert » dit André Malraux.« 

Le vote du dépistage du chlordécone taux de chlordécone (décembre 2019)

« L’Etat a été reconnu comme « premier responsable » de la pollution au chlordécone par une commission d’enquête parlementaire. Le Chlordécone a été utilisé par des dérogations signées par les ministères de l’agriculture jusqu’en 1993 dans les bananeraies en Guadeloupe et en Martinique. Pourtant, dès 1979, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait déclaré ce produit toxique et cancérigène. On estime aujourd’hui que 95 % de Guadeloupéens et 92 % de Martiniquais sont contaminés par le chlordécone. Le Sénat a voté le 4 décembre 2019 la prise en charge du dépistage du taux de chlordécone dans le sang des guadeloupéens et des martiniquais. »

La réforme monétaire du franc CFA (décembre 2020)

« Le Franc CFA créé en 1945 et qui signifiait «franc des colonies françaises d’Afrique» puis renommé «franc de la Communauté financière africaine», peu après les indépendances des pays d’Afrique en 1960 va devenir l’«Eco». Une réforme monétaire qui intervient après de fortes critiques sur le franc CFA. Des Anti FCFA considèrent cette monnaie comme un outil de servitude, un symbole post-colonial » assurant « la mainmise de la France sur l’économie africaine ». L’Eco sera adoptée par huit pays d’Afrique de l’Ouest. (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo). Le remplacement du franc CFA laisse dubitatifs certains africains pour d’autres c’est une avancée vers la souveraineté monétaire. »

Festival des 3 continents 2019 : focus sur le cinéma afro-américain

Foxy Brown, Menace II Society, Daughters of the dust, Get out… des classiques et des exclusivités françaises au menu du cycle « le livre noir du cinéma américain » présenté dès le 19 novembre à Nantes.

Cinéphiles ou simple curieux.ses, si vous vous trouvez à Nantes du 19 au 26 novembre, on a un bon plan pour vous. Pendant ces quelques jours aura lieu la 41ème édition du Festival des 3 continents dédié aux cinémas d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Cette année, une rétrospective axée sur la représentation des afro-américains en présence de certain.es cinéastes. L’Afro vous fait gagner des places pour une des séances!

Spike Lee (source : 3continents.com)

« Le livre noir du cinéma américain », c’est une sélection réunissant plus de 40 oeuvres balayant près d’un siècle de courts métrages et de longs métrages comprenant fictions et documentaires. Le cycle nous plonge dans les années 20 et 30 notamment avec l’incontournable Oscar Micheaux, –à noter pour la première fois en France Birthright– et la multitalentueuse Zora Neale Hurston – avec son documentaire en exclu hexagonal Fieldwork Footage-, les années 60 et 70 avec les grands Gordon Parks et Melvin Van Peebles, en passant par les années 80 avec Haïlé Gérima et Spike Lee, les années 90 avec John Singleton et Julie Dash et des films de ces dernières années signés Jordan Peele, Raoul Peck ou encore George Tillman Jr.

Les rendez-vous à ne pas manquer :

  • les projections de Medea (1973) de Ben Caldwell et de As above, so below (1973) de Larry Clark en présence des réalisateurs dimanche 24 novembre à 20h et mardi 26 novembre à 17h
  • les séances de courts métrages en présence de la réalisatrice Fronza Woods vendredi 22 novembre à 16h et dimanche 24 novembre à 15h45
  • les projections de The horse (1973) et Killer of sheep (1978) de Charles Burnett en sa présence dimanche 24 novembre à 14h et lundi 25 novembre à 19h15
  • la conférence autour de la thématique « le livre NOIR du cinéma américain » avec l’ensemble des cinéastes présents : Charles Burnett, Ben Caldwell, Larry Clark et Fronza Woods. Lundi 25 novembre à 14h au Museum d’histoire naturelle. Le plus : l’entrée est libre.
  • la soirée au Stereolux sous le signe de la soul avec le documentaire Wattstax (1972) de Mel Stuart autour du « Woodstock noir », réunissant des artistes cultes du fameux label Stax (Isaac Hayes, Rufus Thomas, The Bar-Kays…) en hommage aux 34 morts lors des révoltes du quartier Watts en 1965, où la population exprimait sa colère face à la quotidienne violence policière. Le film donne également la parole à ses habitant.es. Il a été nommé au Golden Globes en 1974. La séance sera suivie d’un concert de l’artiste Bilal, l’un de celleux qui a repris le flambeau musical avec brio. ça se passe lundi 25 novembre à 20h30 et on vous fait gagner 6×1 places pour cet événement ! Pour participer et tenter votre chance au tirage au sort, répondez à cette question : quel est le nom du dernier album de Bilal ? Vous avez jusqu’au mercredi 20 novembre 20h pour jouer en nous envoyant un mail à l.afrolesite@gmail.com avec comme objet « jeu concours Wattstax x Bilal ». Bon courage !

Jessica Gérondal Mwiza, Fraîche Woman 2019, militante : « La réussite noire est à célébrer

On la voyait depuis un moment sur les réseaux sociaux, notamment pour son engagement sur la question de la mémoire du génocide contre les Tutsis. Jessica Gérondal Mwiza, éducatrice basée en Bretagne, franco-rwandaise -qui a obtenu la nationalité rwandaise fin 2017 et a hérité de son second nom de famille de sa mère- est sans concession, elle qui a sillonne les milieux militants depuis plus de dix ans. Elle a accepté de revenir sur cette expérience ainsi que sur son histoire personnelle qui se mêle à l’Histoire.

Les 8 #fraicheswomen de l’édition 2019 ont chacune donné leur avis sur la thématique de cette seconde édition du projet photo, à savoir la « black excellence », -preuve que les Noir.es ne devraient pas être essentialisé.es -et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous avons créé L’Afro le 31 octobre 2015 ;).

Certain.es parmi vous se retrouveront dans leurs propos, d’autres les rejetteront en bloc. Quoiqu’il en soit, nous voyons là, comme pour la première édition, l’opportunité d’en discuter avec elles, avec vous.

Ses premiers pas en tant que militante

« Alors ça, c’est une question complexe. J’ai grandi dans le Var, le département du presque néant politique et culturel. A l’époque, j’ai adhéré aux Jeunes Socialistes (JS). J’avais 15 ou 16 ans. J’étais révoltée par le racisme très virulent du sud-est de la France. Les JS étaient sensibles à la question du Rwanda donc je me suis accrochée à ça. J’étais jeune, peu confiante et je pense m’être épuisée à tenter de faire en sorte que mon agenda fit celui d’une organisation ultra majoritairement blanche.
Je pense que la lettre de démission du parti communiste écrite par Aimé Césaire résume bien ce qui nous attend au sein des partis et mouvements politiques français. Je la trouve particulièrement actuelle. » 

Son engagement actuel

« Je me sens désormais afroféministe car lorsque j’ai connu le concept grâce au travail de la fabuleuse Amandine Gay, ça m’a semblé évident. C’est quelque chose qui me torture depuis que je suis petite, lorsque je vivais dans le sud de la France. Je n’arrivais jamais vraiment à mettre les mots sur ce que je vivais. M’objetisait-on à cause de mon genre ? De ma race sociale ? Qu’est ce qui était le plus dur à vivre ? Toujours un mélange peu subtil des deux oppressions. Défendre les femmes noires, oubliées des luttes antiracistes et féministes dites ‘universelles’ est une urgence. « 

« Le panafricanisme me vient de mon histoire familiale. J’ai perdu mes grands-parents lors du génocide contre les Tutsis au Rwanda. J’ai perdu ma mère aussi, qui ne s’est jamais remise de la mort de ses parents. Il s’agit d’une histoire méconnue, d’un génocide qui fut le fruit d’une longue histoire de colonialisme, de racisme, de manipulations médiatiques et anthropologiques et de haine. Une histoire à laquelle la France est fortement mêlée, par une collaboration active avec le gouvernement génocidaire de 1994. Depuis que je lis, que je me renseigne sur mon histoire, mais aussi sur les histoires tragiques de notre monde, je suis toujours extrêmement touchée par les histoires traumatiques qui ont un impact ou en ont eu un sur le monde noir. A l’image du crime contre l’humanité que constitue l’esclavage. Un autre exemple : chaque année, lorsque nous nous souvenons des crimes commis par la France à Thiaroye, j’ai une boule à la gorge de colère et de tristesse. C’est la même chose concernant les massacres des Bamilékés du Cameroun. C’est la même chose aussi, en ce qui concerne les violences policières à l’encontre des noir.es qu’ils soient aux États-Unis, en France ou au Brésil : la même colère m’anime, celle d’une injustice mondiale qu’il est si pratique pour certain.es d’enterrer et d’oublier avec nos morts. Nos vies ne seront importantes que lorsque nous reprendrons du pouvoir. »

« Je suis désormais membre d’Ibuka depuis deux ans. Je participe souvent à des conférences en milieu scolaire au nom de l’association. Au-delà de la transmission de la mémoire et de la lutte contre le négationnisme du génocide au Rwanda, Ibuka oeuvre également pour la justice, pour les personnes rescapées et pour l’organisation des commémorations en France. »

La réaction des proches

« Mon engagement à Ibuka, sur la mémoire du génocide contre les Tutsi, n’a pas vraiment fait polémique. Mes proches le saluent unanimement.
Mon engagement antiraciste a été, en revanche, en partie mal perçu. Personne n’aime être visé comme étant une partie du problème. Or, j’ai des amis blancs qui l’ont pris comme une attaque personnelle, ou qui n’ont pas été en mesure de comprendre. Tant pis ! J’ai choisi de ne rien laisser passer, dans aucun cercle car je ne suis pas une militante du dimanche et par ailleurs, j’en veux beaucoup aux ‘antiracistes’ qui s’accommodent d’ami.es ou fréquentations racistes, islamophobes, anti-immigration, homophobes etc. »

La ‘black excellence’

« Je connaissais cette expression, mais elle avait tendance à me stresser plus qu’autre chose ! Nous devrions être excellent.e.s ? Ça ne met pas la pression du tout ! Mais en réalité je le prends autrement. La réussite noire est à célébrer, aussi bruyamment que possible et d’autant plus fermement que nos icônes ont trop souvent été trahies dans leur héritage, ou silenciées. J’en ai pris conscience au niveau de l’écriture de l’histoire et du militantisme antiraciste. Combien de fois peut-on entendre ‘c’est dommage qu’il n’y ait pas de grandes figures militantes noires dans l’histoire de France’ de la part de personnes blanches. C’est impressionnant et très parlant : ce qu’ils ne connaissent pas n’existe pas ! »

Ses conseils aux femmes qui souhaiteraient s’engager également

« Ne passez pas par l’étape ‘je milite dans une organisation ultra majoritairement blanche pour faire grandir nos idées’, du moins si vous voulez y aller, faites-vous une armure en béton en amont. Donnez-vous le temps et si aucune structure ne vous convient, cela veut dire qu’il faut la créer. »

Un tournant ou grand défi dans sa vie

« Très certainement lorsque j’ai décidé de renouer avec mon identité rwandaise ! De m’approprier mon histoire et ma culture et d’en faire une force. Il s’agit à la fois d’un tournant et d’un défi perpétuel. Mon histoire familiale a toujours été importante pour moi mais il a été pendant longtemps trop douloureux pour moi d’en parler. »

Un moment où elle a senti qu’être une femme noire pouvait être un obstacle

« Surtout dans le milieu politique blanc en fait et globalement, au sein des cercles qui ne sont pas créés par nous pour nous. Il y a aussi l’hypersexualisation qui nous touche, nous bloque dans ce genre d’organisations. Nous sommes vues comme des objets et notre intelligence est trop souvent mise au second plan. La meilleure décision de ma vie a vraiment été d’arrêter d’insister avec les cercles sourds à l’antiracisme et prompts au fraternalisme. »

Ce qui l’a aidé dans son parcours

« Beaucoup de persévérance, mais aussi des modèles. J’ai toujours admiré ces femmes qui malgré un acharnement et une violence systémique portent leurs combats et projets au plus haut. »

Ses modèles et inspirations

« J’ai de très bons modèles dans ma famille aussi et plus largement dans la jeunesse rwandaise. Une jeunesse travailleuse, dynamique et fière d’être Africaine.
Mon modèle politique est Louise Mushikiwabo, ancienne ministre des Affaires étrangères du Rwanda, actuelle secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Sinon depuis mon adolescence et jusqu’à présent, mon modèle est la journaliste et militante Rokhaya Diallo. »

Un mot, slogan, leitmotiv qui résume son état d’esprit

« Peut être un mot en kinyarwanda : ‘Agaciro’ qui signifie dignité. »

Ce sur quoi elle travaille en ce moment

« Beaucoup de choses en même temps en fait. Je finis ma formation dans le travail social. J’écris des articles, qui sont des commandes majoritairement et je participe à quelques conférences. »

Ses projets futurs

« Continuer ce que je fais, écrire plus, sous diverses formes. Reprendre la musique aussi car en tant que militant.e.s, nous passons beaucoup de temps dans la réaction alors qu’il est si important de créer. « 

EDITO : #FraichesWomen2019 Noire, femme, créative : l’éternelle injonction à l’excellence?

2018 s’est terminée sur des notes plutôt positives pour L’Afro. L’un des points d’orgue de cette année écoulée a été d’organiser la première édition du festival Fraîches Women le 6 mai 2018. Une nouvelle expérience pour nous, dont nous avons appris beaucoup -des réussites, comme des choses à améliorer- et pour laquelle on a eu besoin de temps pour se remettre. On remercie d’ailleurs toutes celles et ceux qui ont pris le temps de nous faire leur retour, de nous donner des conseils précieux qui nous ont permis de préparer l’édition 2.

Elle se tient samedi 11 mai, toujours à La Marbrerie à Montreuil.

A travers la première série de portraits qui a donné le nom à notre festival, il s’agissait de dire que les voix de la moitié de la planète méritent d’être vues et surtout entendues, dans son ensemble. Un peu comme lorsqu’au cours de la marche #NousToutes le 24 novembre dernier, une manifestation pacifique et silencieuse pour adresser les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes, des voix se sont élevées pour dire #NousAussi et pointer que ces violences « sont [aussi]une expérience inséparable du racisme, du validisme, de la précarité ». Les retours que vous nous avez faits, les réactions aux articles ici et sur nos réseaux sociaux nous ont donné envie de reprendre, pour une seconde fois, cette série de portraits de femmes « diverses dans leurs diversités ». D’enfoncer le clou. Pour cette deuxième édition, on a décidé de questionner la « black excellence ».

« L’excellence noire », un concept tout droit venu des États-Unis consiste à prôner la réussite, à mettre en avant des modèles aux parcours jugés exemplaires et la promotion d’une élite noire, rendant fière toute une communauté. Le rappeur, producteur et
désormais avant tout businessman Diddy s’en est fait le fer de lance depuis un an. Rihanna, Naomi Campbell, Spike Lee, Jay-Z -avec qui il avait annoncé en mars 2018 vouloir lancer une application pour promouvoir les entreprises dont les propriétaires sont noir.es-, autant de figures noires ayant atteint des sommets dans leurs domaines respectifs, pour bon nombre parti.es de loin et parfois présenté.es comme « self-made », inspirant potentiellement des millions d’autres, illustrent son compte Instagram. Le storytelling sur papier et dans les esprits fait rêver …

Mais ce club de la « black excellence » semble quelque peu fermé ; qui juge qui peut y entrer ? Quels sont les critères pour y accéder ? Y a-t-il de la place pour des erreurs de parcours ? Et si on n’en est pas, est-on finalement médiocres ? A-t-on même le droit à la médiocrité ? Quid de la méritocratie ? Ces questions méritent d’être posées. Qui plus est quand on parle de femmes noires. La charge mentale, le syndrôme de la femme potomitan se devant de toujours supporter plus, sans jamais se plaindre, de toujours tout bien gérer, de rester au top niveau  et encore mieux, avec le sourire. Difficile de laisser de la place pour la vulnérabilité qui demeure encore dans certains esprits un signe de faiblesse.

Les 8 Fraîches Women 2019 De gauche à droite : Laura Georges, Gisèle Mergey, Annie Melza Tiburce, Paule Ekibat, Jeannine Fischer Siewe, Jessica Gerondal Mwiza, Anne Sanogo, Laurie Pézeron.

Si au coeur du projet photo et événementiel Fraîches Women, réside l’idée d’entrelacer des récits de vie, de réussites, le but, nous tenons à le rappeler, n’est en aucun cas de présenter des parcours exceptionnels et inspirants pour les mettre en opposition à d’autres qui le seraient moins. Ce n’est pas non plus de remplacer le patriarcat par un pendant féminin. Le pouvoir reste le pouvoir.

Les 8 #FraîchesWomen que nous avons réuni pour cette seconde édition sont africaines, caribéennes, ou sont nées et ont grandi en France. Avocate, militante, entrepreneure, ex-footballeuse. Certaines étaient familières avec le concept de l’excellence noire, d’autres n’en avaient jamais entendu parler. Nous leur avons demandé de nous faire part de leur point de vue à ce sujet et avons retracé leurs parcours. En les lisant, vous découvrirez 8 femmes aux carrières bien distinctes, qui ont fait beaucoup de chemin et ne manquent ni de ressources ni de projets.

Un merci tout particulier à Ozal Emier, la photographe qui a mis sa touche si particulière et a produit cette belle salve de portraits.

Un grand merci également au bar Monsieur Zinc à Odéon qui nous a permis d’investir son beau sous-sol une fois de plus le temps d’un shooting et nous a mis bien !

Nous vous donnons rendez-vous les prochains lundi, mercredi et vendredi pour vous laisser faire connaissance avec Anne, Annie, Gisèle, Jeannine, Jessica, Laura, Laurie et Paule que l’on tient à remercier pour avoir accepté de jouer le jeu de la pose et des questions/réponses.

Bonne lecture et vivement que l’on puisse poursuivre cette conversation sur les internets et IRL !

Adiaratou et Dolores, L’Afro team

A propos de la photographe Ozal Emier

« Ozal Emier est née en 1986 à Paris, par un froid matin de février. Après une première vie de journaliste, elle bascule dans le cinéma et la réalisation. En 2015, elle co-écrit et co-réalise son premier court-métrage, Métropole – récit de l’exil d’un Antillais en métropole -, puis réalise en 2018 La Nuit d’Ismael, errance nocturne d’un immigré marocain et de deux Parisiens. En parallèle, elle travaille comme assistante à la mise en scène sur des tournages. Son intérêt pour l’image et le cadre l’ont amenée à aussi pratiquer la photographie, nourrie par des photographes tels que Saul Leiter, Harry Gruyaert ou encore Vivian Sassen. Dans son écriture, ses films et ses photos, la question de l’entre-deux, social, culturel et identitaire est prépondérante. Depuis 2016, elle poursuit un travail photographique autour de son jeune frère, «La vie d’Emmett ».Une partie de ce projet a été exposée en janvier 2017 au Théâtre El Duende à Ivry-sur-Seine dans le cadre du festival Traits d’Union. » A découvrir sur Vimeo et Instagram

Naïl Ver-Ndoye, co auteur de ‘Noir entre peinture et histoire’: « Mon but est de rendre l’art accessible à tout le monde»

ENTRETIEN- Depuis le 26 mars, le grand public peut visiter l’exposition « modèle noir : de Matisse à Géricault » au Musée d’Orsay. Une exposition qui parle des noir.es en tant que sujets artistiques mais adresse également leur place dans la société française. En octobre dernier paraissait le livre « Noir entre peinture et histoire », co-écrit par les historiens et professeurs Naïl Ver-Ndoye et Grégoire Fauconnier adressant la question des modèles noir.es du XVIème au XXème siècle à travers l’Europe. Un travail de quatre ans bien venu alors qu’il reste encore difficile d’aborder les questions raciales en France. Naïl Ver-Ndoye nous en dit plus sur ses découvertes et livre son point de vue sur la difficile discussion en France sur ces questions.


Quel est le postulat de départ du livre « Noir, entre peinture et histoire » ?

Au départ, je pensais que l’histoire de la présence noire en Europe se résumait surtout à l’esclavage et à la colonisation. Je m’attendais d’ailleurs à ce qu’on trouve beaucoup de tableaux mettant en scène l’esclavage. Mais ce ne fut pas le cas car contrairement aux Etats-Unis, il ne se pratiquait pas sur le sol français. En revanche, on a trouvé beaucoup d’oeuvres représentant des domestiques. J’ai finalement découvert que des Noir.es étaient en Europe notamment suite à des échanges diplomatiques et offraient même des cadeaux, comme une girafe

Comment a été accueilli le projet par les maisons d’édition ?

Ça a été difficile de trouver un éditeur. Au début, on nous a conseillé d’aller voir des éditeurs anglo-saxons en nous disant que si le livre marchait bien, on le traduirait en français car c’est une problématique qui n’est pas traitée en France.

Y a-t-il des œuvres qui ont été particulièrement difficiles à trouver ?

On a découvert l’histoire de l’abbé Moussa, un sénégalais arrivé en France dans les années 1820 et qui a donné la messe au roi Louis-Philippe, à travers un texte. Il n’y avait pas d’images en haute définition de son portrait. Quand on a contacté le musée de Bagnères-de-Bigorre dans les Pyrénées, la toile n’était pas exposée mais stockée dans la réserve et il n’y avait pas de possibilité d’avoir de photos. On a mis un an et demi pour obtoir cette photo et pour d’autres œuvres. Finalement, notre éditeur a négocié avec le musée pour envoyer un photographe sur place. En tout, il aura fallu un an et demi pour obtenir la photo de cette œuvre. Pareil pour le tableau « Ourika » et d’autres, ce qui a en partie retardé la sortie du livre.

Quel est le but de ce livre ?

Mon but est de rendre l’art accessible à tout le monde, de démocratiser la culture et je pense qu’avec ce livre, c’est réussi. On a produit un livre que les historiens de l’art n’ont pas pu faire.

En histoire, il y a quatre périodes : ancienne, médiévale, contemporaine, moderne. Dans le livre, on traite un peu de la médiévale et surtout des deux dernières. Je pense que pour les historiens de l’art, on va se concentrer sur un courant de peinture, un artiste ou un pays. Mon objectif est de sortir de cette lecture trop académique, de ne pas me mettre de limites.

Je l’ai conçu de façon à ce qu’il n’y ait pas besoin de le lire en continu ; on pioche dedans quand on veut.

Je me suis efforcé de trouver des petites anecdotes pour chaque tableau, de partir de la petite histoire pour aborder la grande histoire. Par exemple, quand on met un tableau sur Haïti, on en profite pour placer la révolution haïtienne ; quand on voit « Othello », on parle du blackface qui existe encore aujourd’hui, quand on fait figurer le tableau « Les grands plongeurs noirs » de Fernand Léger dans la dernière partie de l’ouvrage, on peut évoquer la ségrégation dans les piscines américaines et rappeler qu’une de ses conséquences est que les noir.es sont toujours plus victimes de noyades que les blanc.hes aux Etats-Unis …

Parlons de l’exposition « Le modèle noir : de Matisse à Géricault » actuellement au Musée d’Orsay qui balayent les périodes de 1794 au XXème siècle. Dans la première salle, un panneau indique que de « nombreux titres (d’oeuvres) anciens reflètent des marqueurs raciaux datés tels que « nègre », « mulâtre », « câpresse » mais ne pouvant être d’usage de nos jours. (…) et a décidé de renommer les œuvres en mettant le nom du modèle lorsqu’il était connu. On note aussi que sous certaines œuvres les termes racistes ont été remplacés par « noir » par exemple. Qu’en pensez-vous ?

Le fait de remplacer les termes racistes se fait déjà aux Pays-Bas depuis 2015. La directrice de l’époque du Rijksmuseum à Amsterdam a décidé de remettre en question le passé colonial du pays et de passer en revue 220 000 noms de tableaux. Elle recevait beaucoup de messages de descendant.es et elle a décidé de chercher des termes « plus neutres ». Pour moi, neutre ne veut rien dire car peut-être qu’à l’époque « nègre » était neutre. Une chose est sûre : je suis contre son utilisation aujourd’hui, c’est péjoratif, une partie de la population en souffre. A partir du moment où on utilise des termes qui peuvent blesser des gens, il faut faire attention. Il y a eu tentative de réappropriation mais le mot est trop chargé. Mais la sémantique évolue et peut-être que le mot « noir » ne sera plus neutre dans le futur.

A Amsterdam, ils ont été jusqu’au bout. Il ne faut pas oublier que la plupart des artistes, à part les grands noms, n’ont pas donné les titres à leurs oeuvres, ce sont leurs proches ou autres qui vendaient les toiles qui l’ont fait. Mais si c’est l’artiste qui l’a marqué au dos, le musée laisse le titre original en dessous en indiquant « nom original donné par l’artiste » Cette réflexion est intéressante à mon sens.

J’ai d’ailleurs récemment appris l’origine de « chabin » et « mulâtre », des mots péjoratifs depuis le début puisqu’ils désignent des animaux hybrides et stériles. Informer les gens sur les sens de ces termes, c’est un travail d’éducation que nous avons.

On parle aussi d’exposition pionnière sur le sujet or elle vient des Etats-Unis.

Le Musée d’Orsay oublie d’évoquer l’exposition de 2008 « Black is beautiful, de Rubens à Dumas » au Rijksmuseum à Amsterdam qui balaye cinq siècles, intègre sept pays européens et a été réfléchi avec des membres de la communauté noire sur place.

Finalement, en France, c’est comme si on existait dans les peintures du XIXème siècle mais qu’on existait pas au XXème siècle.

Quels sont les retours concernant le livre ?

Aujourd’hui encore, on m’envoie des messages en me disant « le livre est super, j’ai appris des choses » ou pour se réjouir qu’on voit autre chose que juste des noir.es dans des positions subalternes, avec des rois, des princes, des cavaliers etc. Des personnes ayant acheté le livre se prennent en selfie avec et j’ai donc créé un compte Instagram pour les publier.

Quels sont les projets à venir ?

Le livre sera actualisé et réédité. Sinon, je continue à donner cours dans un lycée.