ENTRETIEN – Réalisateur jamaïcain âgé de 29 ans basé à Londres depuis cinq ans, Adjani Salmon dépeint avec sa websérie Dreaming Whilst Black le parcours de Kwabena Robinson, un jeune jamaïcain londonien qui tente de se faire sa place dans l’industrie du cinéma. Le soutien ou pas des proches, la procrastination, la page blanche, le difficile équilibre entre objectifs professionnels et vie personnelle, les problèmes financiers … Les grandes lignes de vie d’un.e créatif.ve y sont. Mais aussi le racisme et les discriminations dont on fait l’objet dans le milieu professionnel notamment quand on est issu.e d’une « minorité ». Adjani Salmon a répondu aux questions de L’Afro.
Vous avez réalisé votre première websérie, Blip online series, avec votre cousin quand vous viviez encore en Jamaïque. Que retenez-vous de cette expérience ?
C’était en 2011 et elle est encore en ligne mais elle est horrible ! (rires) il faut bien avoir en être que c’était la première fois que je réalisais du contenu. C’était bien par rapport à où j’en étais à l’époque. Je laisse mon travail sur internet pour que l’on voit mon évolution. Car beaucoup d’artistes n’assument pas ce qui a contribué à leur processus d’apprentissage et retirent leurs anciennes oeuvres pour laisser en ligne un premier film où on se dit « waouh ! c’est incroyable! » Mais j’ai évolué en tant qu’artiste. Je trouve que Blip était un concept marrant : on avait une idée le matin, on filmait le jour et on mettait l’épisode en ligne la nuit. C’est très différent de Dreaming Whilst Black. On retrouve le côté humoristique. On peut aussi déjà percevoir mon univers même si je ne maîtrisais pas encore la réalisation.
A l’âge de 14 ans, ma mère m’a offert une petite caméra avec laquelle on pouvait lire les vidéos à l’envers. On l’utilisait avec cette option avec mon cousin pour faire des films de karaté. La vie est ensuite devenue sérieuse et j’ai décidé de m’orienter professionnellement dans l’architecture que j’ai étudié en Angleterre. J’ai été diplômé à 21 ans. Quand mon cousin a fini ses études, il s’est acheté une caméra. Il était photographe et c’est là que j’ai compris qu’il était possible d’être artiste.
Comment vous est venue l’idée de la série Dreaming Whilst Black ?
Elle est le résultat d’une frustration. J’ai été diplômé d’une école de cinéma en février 2013. J’ai ensuite réalisé un court métrage, His Father’s son qui a été en compétition au sein de festivals à l’international qui permettent une nomination possible aux Oscar. Je pensais que ça suffirait. Mais ça ne change rien, ça ne rapporte pas d’argent. A l’époque, je regardais la websérie Awkward Black Girl d’Issa Rae. Un an plus tard, j’ai trouvé du travail dans la section artistique d’une grande entreprise dans l’industrie cinématographique. Puis, Cecile Emeke est arrivée sur Youtube avec sa websérie et Ackee & Saltfish. de Cecile Emeke. Je voyais ces personnes qui explosaient sur internet, qui parlaient directement à leur public et que les décideurs allaient chercher après les avoir repérées. J’ai donc décidé de tenter ma chance. Dès le début, je savais que je voulais faire une websérie. L’idée de DWB est en partie inspirée de Insecure, d’Atlanta et de Master of None, la série créée par Aziz Ansari, acteur Indien vivant à New-York sur un acteur indien vivant à New-York. Je ne pouvais pas tourner autre part qu’à Londres comme je n’avais pas d’argent, il fallait donc que mon personnage soit aussi à Londres. La stratégie était d’être le plus économe possible. Si Spielberg et vous deviez chacun.e faire un film dans votre maison, vous pourriez techniquement faire le même film. La différence sera le savoir-faire et bien sûr, les moyens puisque Spielberg a bien plus l’argent ! Une idée simple bien réalisée, c’est ce sur quoi on est parti. En termes financiers, je ne m’attendais pas à ce que ça coûte autant !
La plupart des séries britanniques avec un casting majoritairement noir parle surtout des noir.es mais ne met jamais en lumière les Blanc.hes et la question raciale de façon générale et ça change très lentement. Pour l’instant, il n’y a aucune série qui parle directement de racisme sans prendre de gants. Le plus souvent, quand ça arrive, il s’agit d’une série avec un « token », un personnage noir qui évolue seul dans un monde blanc. A Londres. Ce n’est pas réaliste! Traiter de racistes des personnes qui financent votre contenu, ça ne peut pas marcher ! Je suis indépendant et en tant que tel, je me suis dit que si je devais choisir un message à délivrer au monde, ce serait celui-là et que je le ferai avec autant de force que possible. C’est à prendre ou à laisser. Je me suis aussi dit qu’il y avait assez de noir.es en Angleterre, en Jamaïque et aux Etats-Unis qui pourraient au moins aimer la série. Mais il y a des gens qui disent que l’on a fait du racisme inversé.
On vous a dit ça ?
Pas directement mais une personne m’a fait remarquer une fois qu’il n’y avait aucun personnage blanc positif dans la série. Je lui ai répondu que c’était la vie ! (rires)
L’histoire est centrée sur l’expérience de Kwabena Robinson, un jeune réalisateur d’origine jamaïcaine et basée à Londres, comme vous. Mais la série aborde aussi la façon dont la société britannique traite les noir.es et les autres non-blanch.es. C’est le thème principal de l’épisode 2 « The Great British race off ». Pourriez-vous nous en dire plus ?
J’ai développé la série avec 4QuarterFilms (la société de production qu’il a co-fondé avec trois ex-camarades d’école de cinéma ndlr) et l’ai écrite avec mon ami Ali Hughes avec qui j’ai étudié dans la même école. Je voulais faire un épisode qui serait une métaphore de la recherche de travail car c’est ce qu’on passe le plus clair de notre temps à faire dans le monde du cinéma. On a réfléchi à la meilleure façon de mettre ça en scène. Ali a dit qu’il voulait le faire sous la forme d’une course. Là, on s’est tou.tes dit « c’est génial, faisons-le ! » Après, ça s’est compliqué. Au départ, on avait huit personnages mais le budget étant restreint, on en a gardé quatre. On a du se baser sur des statistiques prenant en compte la sexe et la race des réalisateur.ices qui ont réalisé un film en Angleterre de 1911 à nos jours; on ne pouvait pas affirmer des choses sans savoir de quoi on parlait précisément. Résultat : 94% des longs-métrages sont réalisés par des hommes blancs, 4% par des femmes blanches, 0,9% par des hommes noirs et asiatiques, 5 hommes noirs ont réalisé un long métrage et une femme indienne qui est Gurinder Chadha (Joue la pour Beckham, Coup de foudre à Bollywood). En sachant que les minorités représentent 11% de la population du pays et 40% de celle de Londres. Mais les minorités ne représentent que 8% de l’industrie à Londres. D’ailleurs, à chaque fois que je travaillais sur un tournage, j’étais le seul Noir.
Un autre sujet abordé dans DWB est la difficulté à gérer à la fois sa vie personnelle et sa carrière professionnelle. Est-ce quelque chose que vous avez vécu ?
Oui ! C’est en partie basée sur des faits personnels et Ali, qui a écrit avec moi chaque épisode, l’a vécu également. Mais ce qui nous importait surtout, c’était de raconter la relation de couple entre un créatif et une non-créative, la déconnexion qui s’opère entre les deux. C’était compliqué car on voulait que le personnage principal, Kwabena, soit un personnage noir non stéréotypé mais on devait lui trouver des défauts et on voulait éviter certains clichés du type dealer, pauvre, abusif … Finalement, Kwabena est un homme passif, qui a du mal à gérer son temps. Au fond, c’est un bon gars qui prend de mauvaises décisions.

Comment avez-vous choisi vos acteur.ices ?
Les personnages principaux devaient être de vrai.es comédien.nes professionnel.les que ce soit pour le rôle de Vanessa, d’Amy, de l’oncle … sauf moi qui joue le rôle principal car nous n’avions pas le budget pour engager quelqu’un.
Presque tous les figurants sont des proches. Par exemple, la femme qui joue ma mère est la mère d’un ami. La dizaine de figurants de l’épisode 8, qui a été tourné en une prise, a accepté de participer gratuitement. On les a appelé et on leur a demandé s’ils étaient d’accord. Ils se sont vraiment donné et les acteur.ices ont même réduit leur salaire parce qu’iels croient au projet. Pareil pour mon amI qui nous aide avec les t-shirts et pulls portant le nom de la websérie ; je lui ai expliqué que je ne pouvais pas le payer, il m’a dit qu’il n’y avait pas de souci, qu’il me suffisait de le mentionner comme producteur, qu’il pense que la série va marcher.
Votre famille vous a-t-elle soutenu quand vous avez décidé de vous lancer dans une carrière de réalisateur ?
Pas du tout. L’épisode 4 « Family Dinners » est inspirée de ma famille. Il n’y a que ma mère qui me soutient dans l’ombre, en me prêtant mais elle se demande si j’ai pris la bonne décision. Elle ne m’a tout de même jamais dit d’arrêter. Son plus grand souci, c’est que je sois indépendant et que j’ai une situation stable. Elle sait bien que le milieu que dans lequel j’ai choisi de travailler ne permet pas de stabilité.
Vous avez expliqué dans une interview publiée en mars dernier sur le site Jamaica Gleaner que pour financer le projet, vous avez utilisé vos fonds propres puis utiliser l’argent de l’hypothèque de votre mère.
En poste dans cette grande entreprise de cinéma, j’ai pu facilement économiser de l’argent, je ne payais pas de loyer, je mangeais sur les plateaux de tournage … Pour les deux premiers épisodes de DWB, j’ai utilisé cet argent. Il a vite été dépensé ! Avec l’équipe, on s’est demandé comment on allait faire. On s’est dit qu’il fallait continuer puisqu’on était lancé. Ma mère économisait pour acheter une maison. Je lui ai demandé si elle pouvait m’en prêter à plusieurs reprises. Il me semble que les deux premières fois, je lui ai remboursé assez rapidement. Elle m’a demandé si je pensais que le projet marcherait. Je lui ai expliqué que le projet marcherait, que rien de tel n’avait encore été en Grande Bretagne et que je lui rendrai son argent avec intérêt. J’ai toujours cru en ce projet. Ma mère m’a aussi demandé combien de réalisateur.ices noir.es s’en sortaient. Je lui ai expliqué que 5% de diplômés d’école de cinéma réalisaient un long métrage mais qu’en ce qui concerne les noir.es, le nombre est tellement bas qu’on ne peut pas en faire un pourcentage. Elle m’a ensuite demandé pourquoi je pensais le suivant ? Je lui ai répondu que je ne savais pas mais que je croyais vraiment pouvoir y arriver.
Pouvez-vous nous en dire plus sur 4quarterfilms, la société de production que vous avez co-fondé ?
La majorité de l’équipe est composé d’ancien.nes camarades de l’école de cinéma qui sont réalisateur.ices. Chacun.e tentait de s’en sortir de son côté avant qu’on ne décide de travailler ensemble et de créer notre boîte de production. Quand j’ai voulu faire DWB, j’ai appelé Ali Hughes pour m’aider à écrire car je connais mes compétences et celles que je peux améliorer. L’écriture n’est pas naturelle pour moi alors qu’Ali est bon dans ce domaine. Il a accepté ce qui m’a paru étrange car c’est le mec le plus blanc que je connaisse (rires).
C’est-à-dire ?
Je suis allé le voir à Oxfordshire où il a grandi (situé dans le sud-est de l’Angleterre ndlr), j’étais le seul noir du coin et les enfants me fixaient. Un jour, j’ai trouvé Ali en train de lire Why I’m no longer talking to White people about race
(traduit en français par Le racisme est un problème de Blancs) de Reni Eddo-Lodge et je lui ai demandé pourquoi il lisait ce livre. Ce à quoi il m’a répondu qu’il écrivait une série sur les Noir.es. Il comprend ces choses-là. Il y a aussi Natasha qui est une femme asiatique et qui a tenu à réaliser l’épisode 2 car elle se sentait proche de l’histoire.

La websérie DWB est-elle destinée à une audience en particulier ?
Je crois au pouvoir de la niche ; il faut qu’une personne en particulier soit atteinte avant que tout le monde puisse l’être. Je dirais donc que le programme est destiné en premier lieu aux créatif.ves issu.es des minorités, aux minorités en second lieu et enfin aux créatif.ves en général. Je n’ai jamais été en Italie mais j’adore les films de Sorrentino, j’arrive à m’identifier à ce qu’il raconte. La spécificité d’un lieu est ce qui le rend universel car il est question de problématiques auxquelles tout le monde peut être confronté.
Un conseil pour celleux qui souhaiteraient se lancer dans la réalisation ?
N’attendez pas que quelqu’un vous valide, faites vos propres contenus. Ce qui est encore très important pour moi aujourd’hui est de continuer à apprendre, tout le temps. Quand j’étudiais le cinéma,
Chung-hoon Chung, le directeur de la photographie du film Old Boy est venu faire une masterclass durant laquelle il a dit une chose essentielle : « faire du cinéma, c’est parler de la vie. N’étudiez pas le cinéma, étudiez donc la vie ». Il faut étudier la psychologie, lire comprendre ce qu’est le marketing, le story telling …
Une dernière chose : faites avec ce que vous avez, utilisez toutes les ressources dont vous disposez au maximum. Par exemple, si vous n’avez personne pour prendre le son, faites un film muet ! Si vous n’avez qu’une maison de disponible, faites en sorte d’adapter votre film à cette contrainte. C’est ce qu’on a fait avec Dreaming Whilst Black.
Quels sont les projets futurs ?
Avec 4QuarterFilms, on prépare la saison 2 de DWB en format télé. Nous avons déjà rencontré cinq sociétés britanniques mais rien n’a encore été signé.
Nous voulons prouver que nous pouvons faire en sorte que ça marche. Nous avons obtenu 15 nominations officielles et 9 prix à des festivals. On travaille aussi sur d’autres concepts de webséries et sur deux longs métrages ; un dont le tournage est prévu en mai et sera réalisé par Natasha et le deuxième sera réalisé par Laura et sera tourné entre le Portugal et le Brésil avant la fin de 2019. Enfin, on a un projet de court métrage.
Un mot de la fin ?
On aimerait pouvoir prendre plus le temps dans la saison 2 de développer davantage les personnages et continuer à faire du contenu qui apporte un récit différent de ce qu’on voit habituellement dans les médias britanniques concernant les minorités. On souhaite que DWB inspire d’autres personnes à faire de même. Et cette seconde saison prend une toute autre direction que la première …